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Tumultes à la Chaussée d'Antin
2 janvier 2019

L'homme qui n'avait rien à dire

(nouvelle protégée)         

 

               

                  L'homme qui n'avait rien à dire

 

C'est l'histoire de l'homme qui n'avait rien à dire. C'est aussi l'histoire de la femme à qui on ne l'a fait pas.


Un début d'après-midi alors qu'il se promenait seul sur un chemin de terre traversant un champ de maïs, l'homme qui n'avait rien à dire fit une drôle de rencontre. C'était une femme nue qui marchait en sens inverse. C'était la femme à qui on ne l'a fait pas. Et c'était un dimanche.


"Tiens, n'êtes vous pas l'homme qui n'avait jamais rien à dire ? demanda gaiement la femme à l'homme qui n'avait rien à dire en lui tendant sa petite main.


"Non, moi je suis seulement l'homme qui n'avait rien à dire, indiqua l'homme un peu surpris.


"Sans le jamais ?


"Sans le jamais.


"Pourquoi ?


"Je ne sais pas. Parfois il m'arrive de...



"Oui ?


"De faire des...


"Oui ?


La femme nue attendit dans un sourire figé. C'étaient quarante cinq minutes d'attente.


Le corps délicatement planté sur ce chemin de terre, les deux inconnus s'interrogeaient mutuellement du regard. C'étaient deux billes rondes posés sur la femme nue. C'était un regard plissé sur la charpente de l'homme qui n'avait rien à dire. Chose singulière, sous leur poids, le sentier s'était affaissé de plusieurs centimètres depuis le début de leur rencontre. La femme nue rompit le silence.


"Et moi, vous ne me demandez pas qui je suis ?


"Vous savez, moi je suis l'homme qui..."


"Qui n'avait rien à dire, oui, je sais, s'agaça gentiment la femme. C'est même moi qui vous ait reconnu tout à l'heure. Mais tout de même... à ce point là ?


"Euh, je ne sais pas, oui sans doute.


"C'est rare.


Deux anges passèrent. Ils s'embrassaient. C'étaient vingt minutes d'étreinte.


"Euh, qui êtes-vous ?


"Ah, tout de même !


"Oui, tout de même, reprit l'homme qui n'avait rien dire le visage radieux et le cœur soulagé.


"Et bien moi je suis la femme à qui on ne l'a fait pas !


"Ah oui ?


"Oui !


"Vaguement entendu parlé.


Le chemin était vraiment désert, il ne faisait ni chaud ni froid, ni tiède. Les tiges de maïs protégeaient de tout et de rien l'homme qui n'avait rien à dire et la femme à qui on ne l'a fait pas. C'était un micro climat. C'était toujours dimanche.


"Hihi, en quelle occasion avait-vous entendu parler de moi ?


"Je n'ai pas demandé. Mais...


"Oui ?


"Mééé...


"Voui ?


Deux heures de plus s'écoulèrent. C'était une bouche entrouverte de la part de l'homme qui n'avait rien à dire. Dans une même inspiration, il bêlait comme une chèvre la fin de sa dernière intervention : méééééé s'époumonait-il sans gêne. Il fallait l'entendre. Cela finissait par impressionner vivement la femme à qui on ne l'a fait pas. L'homme qui n'avait rien à dire aimait les chèvres. La nuit, avant de s'endormir, il se demandait parfois si, dans une campagne lointaine, il existait une chèvre qui n'avait rien à dire. Ce serait une chouette rencontre.


"Méééééééééé


C'était à présent une heure de plus au compteur. Cette voyelle planait de toute son hésitation au-dessus de la centaine d'épis de maïs qui se balançaient en rythme. Sans la toucher vraiment, cette sonorité caressait tendrement la femme à qui on ne l'a fait pas. Elle n'avait pas été caressée ainsi depuis plusieurs années.

Deux crevasses étaient maintenant bien visibles, l'une sous les pieds de l'homme qui n'avait rien à dire, l'autre sous la femme à qui on ne l'a fait pas. Au-dessus d'eux, une grosse lune faisait la queue dans un ciel gris-bleu. À l'extrême droite, le soleil rangeait un à un ses rayons et comptait sa recette du jour.


"... mais quoiqu'il en soit, c'est un plaisir de vous rencontrer.


"Vous êtes génial ! Toute cette application pour trouver le mot juste.


"Merci, répondît l'homme qui n'avait rien à dire le visage en sueur.


"Attendez...


"Oui ?


"N'êtes-vous pas occupé à essayer de me la faire ? demanda fébrile la femme à qui on ne l'a fait pas. Ses deux seins pointaient d'inquiétude et d'autre chose.


"Faire ? Oui, ça je sais faire. Dans l'absolu. C'est dire que j'ai du mal.


"Ce pourrait être gênant.


"Pourquoi ?


"Avez-vous déjà oublié ? Voyons, je suis la femme à qui on ne la fait pas ! Pas celle à qui on ne la dit pas. Vous comprenez ?


"On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, disait Héraclite.


"Je vous demande pardon ?


"On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, disait Héraclite.


"Voyez-vous de l'eau autour de nous cher Monsieur ?


"Non.


"Que voyez-vous ?


"Je ne vois que vous, ce champ de maïs et ce chemin de terre.


"Nous sommes bien d'accord.


"Peut-être aussi une lune et un soleil si mes yeux se détournaient de vous.


"Vous êtes bavard.


"Vous êtes nue.


"Effectivement. Mais je suis aussi la femme à qui on....


"Ne l'a fait pas. Dans une avalanche, aucun flocon ne se sent responsable, disait Voltaire.


"Monsieur, voyons ! Voyez-vous de la neige par ici ?


"Non plus.


"Alors !


"En amour, le meilleur moment, c'est quand on monte les escaliers, disait Clémenceau.


"Monsieur s'il vous plaît... voyez-vous un escalier à la fin ?


Immobiles, l'homme et la femme continuaient de faire craquer le sol sous leurs pieds de patience. Depuis le début de leur rencontre, le paisible relief de ce chemin de terre avait été dérangé de près d'un mètre. C'était à présent deux véritables culs de poule. Deux grosses poules même. De la poussière recouvrait à mi-cuisses les cuisses nues de la femme à qui on ne l'a fait pas. Le regard suspendu au sexe opposé, l'homme et la femme s'enfonçaient. Seul leur tronc flottait maintenant à la surface.


"Vous aviez de belles chaussures tout à l'heure.


"Merci. Vous, vos pieds gonflaient...


"Je sais bien, Monsieur. Mais c'est parce que j'ai emprunté d'autres chemins de terre avant celui-ci.


"... gonflaient de pureté ce champs de maïs.


"Oh... que je suis sotte. Merci cher Monsieur... Oubliez ce que je viens de dire, j'ai les pieds plats. Vous êtes surprenant quand ça vous vient.


"Autrefois...


"Oui ?


"C'est tout.


"Mince...


"Hum.


"Pourquoi ?


"Je ne sais pas.


"S'il vous plaît, sachez.


La lune luminait. Il était vingt-et-une heures. La femme à qui on ne l'a fait pas regardait les lèvres de l'homme qui n'avait rien à dire. Suspendue à celles-ci, la nuit tombait. C'étaient trente minutes de suspension.


"Je lance ce mot car les gens l'aiment.


"Il est si joli !


"Dès que je le prononce, il y a un silence et s'il pleut...


"S'il pleut ?


"La pluie s'arrête.


"Elle se souvient ?


"Peut-être.


"C'est fort.


"Peut-être. Et puis...


"Oui ?


"Grâce à ce mot, les gens écoutent sans anticiper de réponse.


"Mais il n'y a jamais de suite ?


"Jamais. Je ne l'ai pas encore trouvée.


"Ça reviendra.


"Ça viendra.


"Vous savez, j'ai ce même problème.


"Ah.


"Oui. Chaque matin, je choisis une robe différente de celle de la veille. Mais aussitôt que je l'enfile, je me regarde dans la glace et je me souviens que je suis la femme à qui on ne l'a fait pas...


"Et vous enlevez la robe ?


"Et je l'enlève, répondit tristement la femme nue à qui on ne l'a fait pas.


Il était vingt-deux heures. Sept heures s'étaient écoulées depuis le début de leur rencontre. L'homme qui n'avait rien à dire et la femme à qui on ne l'a fait pas n'avaient pas soif, ils boiraient bien après. Ils n'étaient pas non plus fatigués, ils se reposeraient plus tard. La femme à qui on ne l'a fait pas attendait de savoir ce que l'homme qui n'avait rien à dire avait à lui dire. Quant à l'homme qui n'avait rien à dire, il réfléchissait à ce qu'il devait continuer à dire pour ne pas faire retomber la conversation, il méditait à ce qu'il devait faire pour défaire la femme à qui on ne l'a fait pas. Des silences souvent, un échange parfois, l'homme et la femme partageaient toujours leur regard. De temps en temps, on entendait une plainte, c'était le chemin de terre qu'on éventrait. Oui, à présent on ne percevait plus que la poitrine des deux individus, l'une nue, belle et immaculée, l'autre abritant un cœur gonflé de paroles retenues. En bas, les deux tiers de leur corps pourrissaient sous terre.


"Comment vous appelez-vous ?


"Voyons...


"Quoi ?


"Enfin Monsieur, cela commence toujours comme cela !


"Sûrement


"Sûr. Et vous ?


"Oui ?


"Et bien, comment vous appelez-vous ?


"C'est à...


"Oh ! Vous êtes Latino !


"Non. C'est à dire...


"Ah ! Vous êtes Scandinave !


"Non plus. C'est à dire que je ne l'ai jamais demandé à mes parents, voilà tout !


"Hum. Cela peut venir de n'importe quel pays...


"Je crois...


"Moi non, jamais.


"Je crois...


"D'accord mais pas moi. Enfin si, cela dépend. Quand le ciel est rose, je crois.


"Je crois que je vous aime...


"Tiens, c'est de quel auteur cette-fois ? Il me semble l'avoir déjà entendue.


La lune s'était posée juste au dessus de l'homme qui n'avait rien à dire et de la femme à qui on ne l'a fait pas. Précise, elle avait la juste hauteur : suffisamment rapprochée pour éclairer les deux têtes qui dorénavant trônaient seules sur ce chemin de terre, assez élevée pour ne pas s'occuper des deux trous informes où gesticulaient l'essentiel du corps de l'homme et de la femme. Ces deux seules têtes humaines sur ce chemin de terre, c'étaient comme deux bottes de foin.


"Vos seins avaient quelque chose de particulier.


"C'étaient des seins.


"Euh, oui, voilà, répondît embarrassé l'homme qui n'avait rien à dire.


"Vous paraissiez grand. J'aime la grandeur.


"Euh, oui, voilà.


"L'autre nuit, j'ai rêvé d'un troupeau de girafes.


"Euh, oui, voilà.


"Monsieur ?


"Oui ? Ah oui, des girafes !


"Oui ! Elles volaient dans le ciel. Elles se frôlaient jusqu'à...


"Et vous, vous, vous ?


"Moi ?


"Vous, vous, vous !


"J'étais assise sur une petite étoile.


"Une étoile !


"Une robe bleue à la main.


"Bleue !


"Et les girafes tournaient et riaient autour de moi.


"Elles tournaient et elles riaient !


L'homme qui n'avait rien à dire était ravi de son enchaînement. Pour se féliciter, il se grattait le menton en dodelinant de la tête à la surface du sol.


Cependant, les membres de l'homme qui n'avait rien à dire et ceux de la femme à qui on ne l'a fait pas ne bougeaient pas, ils ne le pouvaient plus. Leur trou respectif était trop étroit et sans possibilité. Une terre humide et vierge chatouillait la nudité de la femme à qui on ne l'a fait pas. Mais il fallait lever le crâne pour ne rien avaler de cette terre amicale.


À minuit, ce fut un fort vent, et des épis de maïs de ce champ de maïs s'envolèrent par dizaines. C'était un magnifique tourbillon dans la nuit. Et ce n'était déjà plus dimanche. Les épis de maïs s'entendirent pour aller trouver refuge sous terre. À minuit quinze, ils colmataient déjà les interstices des deux enfoncements où mourraient de leur posture l'homme qui n'avait rien à dire et la femme à qui on ne l'a fait pas. Oui, dans les abîmes de ce chemin, c'était manifestement un beau mélange de terre nocturne et d'épis de maïs qui embaumaient à présent ces deux êtres-là. Néanmoins, à trois mètres de distance, leurs quatre yeux continuaient de se rassurer les uns les autres.


"Vous avez des cousins ?

"Pardon ?

"Des cousins, des cousines ?

"Oui, quatre. Mais pourquoi ?

"Vous avez des voisins ?

"Pardon ?

"Des voisins, des voisines ?

"Oui, plusieurs.

"Vous êtes plutôt salé ou sucré ?

"Cela dépend des plats que l'on me propose.

"Vous êtes montagne ou plutôt mer ?

"Vous êtes de quel signe astrologique ?

"Vous êtes eau plate ou eau gazeuse ?

 

Ça en était trop pour l'homme qui n'avait rien à dire. Il avait tout donné. C'était à lui seul un village reculé qui avait connu en une demi-journée les précipitations d'une année entière.


De son côté, la femme à qui on ne l'a fait pas était attendrie. Elle léchait le sol de sa langue intacte. Peut-être était-ce le bon soir.


"Ma langue...

 

Il faisait nuit noir. L'homme qui n'avait rien à dire ne répondait plus.


"Ma langue, cher Monsieur, voudrait vous rencontrer.


L'homme qui n'avait rien à dire souriait. Une larme de terre descendait le long de sa joue.


Il regarda une dernière fois la femme à qui on ne l'a fait pas et lui offrit un clin d'œil maladroit.


Les deux terriers étaient achevés.


C'était une heure du matin. La lune avait repris son siège habituel. Elle n'éclairait maintenant plus que par intermittence, au gré de son caprice, un chemin de terre désert et sans relief.


                                                                                                                                                               Jérémy Séroussi

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