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Tumultes à la Chaussée d'Antin
2 janvier 2019

Nuit rouge à Seattle

            (nouvelle protégée)                     

           

           Nuit  rouge à Seattle

 


Résultat de recherche d'images pour "dessin immeubles"  

De toute évidence, je suis en haut d'un building. Tout en haut. Ça ne fait plus l'ombre d'un pli.


C'est aussi sûr que mon père est mon père. Et Dieu sait qu'en la matière, ma mère, en rencontrant mon paternel, a arrêté net de fricoter avec le reste du quartier. Certes, je n'étais pas là pour en témoigner, et jusqu'à preuve du contraire, on ne se rappelle que rarement de sa prime jeunesse, et d'ailleurs faut-il toujours tout retenir dans un monde aussi vaste et peuplé que l'est notre bonne vieille terre ? Pensez-donc. Mais la vie est la vie et il y a des non signes qui ne trompent pas. Au jour d'aujourd'hui, je n'ai qu'une seule mère, c'est la régulière, et je suis bien tout en haut d'une tour. Et la nuit est tombée sur Seattle.

 


Tout de même, pourquoi suis-je en haut d'une tour ? Sur cette plateforme de béton de ciment alumineux gris quoique légèrement bruni ? Il est aux alentours des 20 heures, la lune rivalise de hauteur et d'anémie avec moi, le vent souffle forcément, et je ne sais ni comment ni pourquoi je me retrouve ici sur ce toit sans vie de ce building de Seattle.


Comment cela m'est-il arrivé ? Je ne le sais pas, loin s'en faut. Je réfléchis à tout va et cela n'a jamais été ma priorité. Chez moi, l'action supplante la réflexion aurait dit un Balzac goguenard à son ami Hemingway. Tiens, j'ai encore de beaux restes, tout n'est pas foutu.


Il n'y a définitivement pas âme qui vive ici. Et encore moins de livres ici. Drôle de terrasse bétonnée, n'empêche. La cime de Seattle me fait rire mais j'ai mal à la tête quand je ris.


Malgré tout, je perçois des ramifications. C'est même plus que cela à présent, j'entrevois des images qui tamponnent ma cervelle.


Je vois une chambre d'hôtel et un pigeon de Paris qui s'écrase contre une grande baie vitrée américaine. Mais ce n'était pas cela, enfin si l'oiseau c'était cela mais il n'était pas de la race de ceux que je croisais enfant à Gare du Nord. Je perçois également un téléphone noir. Je le reconnais ce téléphone noir, c'est le mien. Ce téléphone est agrippé par une main, mais c'est une main étrangère. Cette main là est bien plus petite que la mienne et semble plus douce. Puis, je ne contemple plus le téléphone, attendu que la douce main qui n'était pas la mienne fracasse mon téléphone ultra slim 32 Go contre la baie vitrée. Ledit téléphone ne pleure pas, c'est un objet, mais il y a des larmes qui se noient tout autour de moi dans cette chambre défaite.


Pourquoi ma grande carcasse sur ce toit décharné ? Un hélicoptère de chair dépareillerait moins dans ce no man's land urbain. Mais à l'évidence, c'est bien mon ombre qui est projetée sur ce sol moite de souvenirs, alors j'ai l'obligation de m'enfiler ce spectacle. The show must go on. La rumeur de la ville m'offre une agitation éclectique : ici, c'est un vent fantaisiste et grognard qui se fraie un chemin entre les gratte-ciel, là-bas, une sirène lointaine d'une police de proximité, plus loin, c'est le clocher jazzy d'une église évangélique qui tonne les huit coups. Il est 20 heures, la paisibilité du Seattle by day est désormais anachronique.


En occident tout est comparaison, le statut de métropole américaine se jauge à la nuit tombée. Dans le noir de Seattle, les différentes masses immobilières sont omniprésentes, silencieuses en apparence, elles entament crescendo leur partition nocturne. Des dizaines de gratte-ciel s'éveillent en lumière. Avec leur centaines de fenêtres allumées ou percluses d'obscurité, chaque façade des buildings de la ville forme un damier considérable. Silence, on joue aux dames ici et là. Je ferme ma gueule et m'incline. Je baigne sur ce toit dans une solitude sombre et achevée, je ne suis pas convié à jouer avec eux, j'admire seulement, je suis un arbitre de touche sans sifflet. Souffler n'est pas jouer disait mon grand-père. Il était balèze mon grand-père au jeu de dames, et il m'adressait souvent la parole aussi mon grand-père. Sur l'immeuble Ford qui me fait face et que je surplombe d'une petite dizaine d'étages, la plupart des fenêtres sont éteintes : la partie sur la façade sud de ce damier est bien engagée pour les pions noirs. S'agissant de l'hôtel Marriott situé sur la rive d'Elliott Bay, les fenêtres restent ostensiblement allumées : les pions beiges ont un avantage certain sur leur adversaire. Ça se tire la bourre à tout va au centre ville et dans les faubourgs de Seattle. Dans ce playground grandeur nature, force est de constater que les fenêtres sont nettement plus éclairées dans les hôtels que dans le Downtown Seattle, le quartier d'affaire de la ville. La nique donc plutôt que le travail, dans cette grosse poire de Seattle, à 20 heures un soir de semaine.


Je me souviens. À la base, il y avait ce pigeon de race américaine puis le téléphone noir. Soit deux violents coups portés sur la grande baie vitrée de cette chambre d'hôtel 514. Mais il faut savoir raison garder avertissait en boucle le mois dernier un journaliste de BFM télé à la télévision. Néanmoins, je ne connais pas assez bien ce type pour me référer à lui et à son air doucereux. Et j'appréhende le troisième choc que pourrait subir la grande baie vitrée. Jamais deux sans trois disait bien tata Annie chaque matin à sa voisine d'en face. Et l'autre de lui répondre, un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. Et nous de rigoler pendant de longues minutes. Pour sûr, on savait rigoler en ces temps-là.


La partie est relancée pour l'hôtel Marriott : il est 22 heures et le damier s'obscurcit, les pions noirs reprennent l'avantage à la faveur d'une dame empochée. Celle-ci ferme négligemment les rideaux tout en détournant la tête vers l'intérieur de sa chambre. Les gens se couchent de ce côté-ci de Seattle. L'obscurité fait peau neuve, le rêve américain est à portée de main.


Ça resurgit en moi. Sans coup férir. Oui, je vois la baie vitrée et je comprends qu'elle a mal, surtout à cause de ce téléphone jeté d'une main droite. Sa main la plus costaude. Puis, je m'arrête de penser pendant une demi-seconde et je me demande qui a vraiment mal. Puis, je me remets à penser. Ah oui, sa main droite, la plus costaude. Son illustre main droite, celle qui m'avait un jour caressé la joue alors que je venais de me faire licencier pour faute lourde. C'était le siècle dernier.


Merde, j'ai la vague impression qu'à ces hauteurs déraisonnables la lune bouge à vue d'œil. Pour une bouchée de pain, ne vois-tu pas qu'elle me tiendrait compagnie sur ce toit. Elle me donnerait presque le tournis cette vieille conne. Croissant émietté aux bords acérés qui fait mine de disparaître dans le néant du port de Seattle pour mieux m'interroger de ce regard qui ne se laisse pas compter. Mais à moi, ma petite lunette, sache qu'on me l'a fait pas. Tiens-toi le pour dit. Enfin si, pardon, au temps pour moi, on peut bien entendu essayer de me la faire, comme on peut essayer de monter dans un train à pleine vitesse, mais à la finale, le train avance toujours plus vite que l'envie qu'on met pour l'y pénétrer. Et moi, je suis ce train lancé à pleine vitesse et je fonce le crâne dégarni au vent, seulement le vide m'attend par tous les pores de ce toit construit beaucoup trop haut.


Jusqu'à preuve du contraire, c'est acté, tout me revient maintenant.


Je suis arrivé sur le toit de cet hôtel par l'entremise de cris venant de plus bas. C'était une femme. C'est rarement autre chose. Ça aurait pu être le rire d'une hyène, mais en vain. Positivement, il me semble que ce chaos venait d'une chambre. La chambre 514, à tout hasard. En tous les cas, celle-là même dont la baie vitrée avait été rayée du bec d'un oiseau puis d'un téléphone portable dernier cri, noir chromé. Si ma mémoire n'a pas le vertige sur ce toit : cette room 514, en l'état, c'était potentiellement ma chambre. Il y avait en contrebas d'une table de nuit des chaussettes bleu-foncé C&A. En outre, un sac en plastique Monoprix qui contenait deux paires de chaussures de sport était posé sur une petite valise mauve. Oui, je le reconnais ce lieu. Il m'appartenait à moi personnellement depuis plusieurs jours. C'est vert comme un square irlandais ce truc. C'était bien la mienne cette chambre double 514 de ce cinquième étage de cet hôtel rectangulaire de cette grande chaîne américaine.


La chienne, j'ai oublié le nom de cette grande chaîne d'hôtel et il me faudrait davantage me pencher sur ce toit pour agripper les gigantesques lettres jaunes qui clignotent et qui forment, accolées les unes derrières les autres, le patronyme de cet hôtel que ma mémoire a dégueulé. Mais il est trop tard pour tomber, et ce n'est pas là l'essentiel, l'essentiel est invisible pour des yeux situés à trois cents mètres de hauteur. Les gigantesques lettres jaunes qui clignotent se trouvent sur la façade nord de cette tour. Je n'ai pas oublié le nord, oui c'était cela l'essentiel. Il serait même dans mes cordes de reconnaître le nord tout en bas du globe terrestre si par hasard je m'y trouvais, cela remonte à loin le nord et moi. Cela remonte à Fontainebleau, dans sa forêt éponyme à souhait. Il pleuvait des cordes au sudest de la Seine-et-Marne cet après-midi-là, et je venais de gagner par équipe -l'équipe des Ptit's Loups- la course d'orientation du centre aéré où mes parents m'avaient envoyé tout un été, faute d'argent mais riches d'espoir de me socialiser enfin, dans l'attente que mon vocabulaire -et ses tics de langage, ses mots bosselés et trop artificiels à leur goût- prenne corps et s'enrichisse pour de bon. Accompagné de mon équipe victorieuse, je m'étais rendu le premier sur un podium détrempé avec ma boussole qui indiquait le nord accrochée autour du coup, moi le capitaine des Ptit's Loups choisi par défaut par les moniteurs du centre aéré pour favoriser le vivre-ensemble.


Je suis donc sur la partie nord d'une terrasse informe d'une immense tour à l'architecture non identifiable. En penchant ma tête légèrement, je peux entrevoir les citoyens du monde du quartier de Pike Place Market. Elle est vraiment insignifiante cette masse, dégueulasse de candeur vue d'en haut, cette foule. Il faut donc être perché à trois cents mètres d'altitude pour comprendre que toute populace est uniforme. "Allah est le plus grand" s'époumonaient les autres en cœur tous les deux-trois mois avec leur tête de possédés. En filigrane, j'avais fini pas comprendre que cette ritournelle ça nous rabaissait tous. Mais après tout, ils avaient peut-être raison. On n'est pas si grand, on est rien. Il y a le Grand Meaulnes, et il y a nous. Pas si déséquilibrés que ça les types.


Hello Jason, Andrew, Shanon ! It's me ! It's so amazing, non ? Oh, pourquoi ce n'est plus amazing ? Allahu akbar ! Fucking phone my friends ! Vive Trump et Obama ! Et La Fayette et la baie des Cochons !


Ils ne me voient pas. Ils ne m'entendent pas. Ils marchent en rang d'oignon, on dirait la Corée, du mauvais côté. Impossible de distinguer un sale type d'un séraphin. S'ils levaient leur tronche et qu'ils me voyaient, probablement auraient-ils ce même doute à mon sujet. À la vérité, ce soir ça ne m'aurait pas dérangé. De toute façon, je n'existe pas pour eux.


À quatre-vingt-dix degrés sur ma gauche, la mer endormie de Seattle est un vague terrain vague et le port de Seattle une zone industrielle qui me rappelle Lagny-sur-Marne.


Affirmatif, autant que faire se peut, je me souviens de tout maintenant. Après le téléphone jeté, il y a eu des postillons, puis ces postillons ont pris l'allure d'une bave rance et épaisse, et puis il y a eu du liquide rouge. Attention, pas un rouge aussi uni que le monochrome rouge de Klein, pas même ce grenat bien net que l'on peut trouver au large de la mer Rouge de Djibouti. Non, pour l'occasion on pouvait entrevoir deux nuances de rouge bien distincts. C'était open-bar comme aurait dit le Jean-Michel des grands soirs à propos de filles qu'il n'arrivait en définitive jamais à séduire. Sacré Jean-Mich. Pourquoi tu ne me donnes plus de nouvelles comme à l'accoutumée ?


J'entends aussi le bruit sourd d'une télévision. Oui, cela aussi je me le remémore. Pour ne pas nous déranger, ou l'inverse, la vieille fille néerlandaise de la chambre 516 avait haussé au maximum le son de sa télévision LCD sept pouces. Et moi, au sein même du tumulte et de l'anarchie de cette chambre 514, j'imaginais cette voisine de la 516 allongée sur son grand lit vide d'elle-même, postée devant l'incroyable famille Kardashian, et je me disais que c'était dommage, qu'elle l'aurait trouvé beau ce panel de liquide rouge étendu jusque dans l'entrée de la salle de bain. Cela l'aurait confortée dans sa condition de vieille fille néerlandaise.


Oui, tout se débloque à présent. C'est cousu de fil blanc. C'est comme l'eau de la roche cette affaire.


C'était seulement tout à l'heure, et tout resurgit comme pied au plancher. Il me fallait absolument sortir de cette chambre de dix-sept mètres carrés et de son lit king-size de deux-cents sur deux-cent-vingt. Alors je suis sorti. Mais c'était étrange, mon corps était brûlant sauf à son extrémité haute. À cet endroit précis, il faisait frais, mais pas frais comme du bon pain ou bien comme un air de montagne - les Alpes autrichiennes pour ne pas les nommer. Non, il faisait frais comme des punaises de lit qu'on aurait écrasées de désespoir à coup de marteau et qui, par un atavisme sadique, auraient propagé dans leur dernier souffle de vie une fraîche et âcre fumée sur mon crâne débile.


C'est drôle, à ces plafonds-là, le vent est une personne bien insistante. Mais je n'ai pas froid car ce souffle buté a l'haleine tiède et causante. A posteriori, je comprends qu'une main, la mienne, aurait toujours dû tenir fermement, et à jamais, le téléphone qui lui était acquis de droit. Sans partage. Mais Rome ne s'est pas construite en un jour, et l'expérience non plus.


La vie appelle la vie, mais quid de son pendant ? Certains immeubles de Rome sont-ils aussi gigantesques que ceux de Seattle ? Après tout, c'est dans l'ordre du possible, il n'y a plus de saisons. Nous étions heureux à Rome.


Tout est en place, cela défile superbement dans ma tête. C'est un casse-tête chinois made in china. Tout est limpide et se rappelle à moi outre mesure, comme lorsque mon père se rappelait à lui de ne jamais m'offrir un deuxième tour de manège au parc Montsouris.


Après le rouge versé jusque dans la salle de bain, je suis parti comme un arabe, ou en juif -je ne sais plus- en direction des ascenseurs. Au deuxième tournant de ce couloir, j'ai posé ma main sur mon crâne. C'est à ce moment-là que j'ai compris que plus de la moitié de mon cuir chevelu était resté sur la moquette de la chambre. La susnommée 514. Et c'est dans la seconde suivante que j'ai saisi que les coiffeurs de Seattle, à cette heure-ci, allaient tour à tour fermer boutique.


La peau du crâne à moitié scalpée d'une part, la perte intégrale des données de mon téléphone noir de l'autre, ma peine était partagée. Lorsqu'une dispute occasionne le morcellement d'un portable sur une baie vitrée, le décollement d'une tignasse à main nue, et précipite ainsi parallèlement dans l'oubli, l'ordinaire d'une photo et l'ADN du souvenir, la symbolique virtuelle et l'essence corporelle, il n'est pas malhonnête de reconnaître que c'est un joli strike américain.


Trois cent mètres plus bas, des voitures incolores tournent à droite ou à gauche sans discontinuer depuis une heure dans cette artère à sens unique. La rue a aseptisé l'espace et limité leur terrain de jeu. À la manière de strip-teaseuses bon marché de la Riviera espagnole, les voitures font mine de nous frôler en prenant le soin de nous toucher jamais, laissant tout loisir aux passants de circuler avec une seule idée en tête, celle de ne pas se préoccuper de leur prochain. Tout est si bien ordonné vu d'en haut, on dirait un Truman Show sans clap de fin. Mais rien n'est rose chez personne disait aussi tata Annie; des drames se tournent ici et là, toujours dans la fausse pudeur d'un intérieur feutré. A Seattle, des chambres 514 il y en a à la pelle. Des Natascha Kampusch à la petite semaine souffrent en silence dans la chaleur et l'anonymat d'un huis-clos domestique.


J'entends encore résonner les pas de cet ours blessé, les miens, dans ces dédales du cinquième étage. C'était une course d'orientation d'un genre nouveau, et le podium en bois humide de la forêt de Fontainebleau avait laissé place à un ascenseur trop étroit pour accueillir toute l'équipe des Ptit's Loups. Il me fallait absolument quitter ce cinquième étage, et parmi ces coursives, dans cette quête ascensorielle, l'infernale douleur de mon scalp me faisait ralentir. Nonobstant l'évidence, la femme hurlait, se taisait et suppliait derrière-moi, puis se taisait de nouveau pour mieux reprendre de sa voix en transe.


Les deux nuances de liquide rouge finissaient par salir le tapis blanc-crème de cet interminable couloir, seules les jolies étoiles vertes qui ornaient le tissu restaient immaculées. Ainsi, après plusieurs minutes de cavalcade, le liquide rouge -contrairement aux étoiles vertes qui gardaient leur identité- finit par submerger entièrement le blanc du tapis; et peinturlurés de cette nouvelle teinte, les revêtements du long couloir du cinquième étage se métamorphosèrent en un magnifique drapeau marocain. Second voyage de noce pour nous deux, les promesses en moins. Et c'est par le truchement d'une danse orientale réalisée par bibi, accompagnée de sa part d'une horde de youyous, que la femme, le regard entrouvert et la bouche hagard, se résigna à rebrousser chemin vers la chambre 514.


Walou, pas même un insecte sur ce toit. Les insectes, c'est pas ce qui devraient vous tenir la jambe en dernier lieu, quand tout fout le camp ? Habituellement on en trouve à foison, ça grouillent derrière sa commode Louis XV, dans les toilettes publiques de son camping méridional, autour de la gamelle de son épagneul breton. Sur TV5 Monde, ils affirmaient que la masse de la myrmécofaune excède le poids de l'humanité, alors où sont-elles ces putains de fourmis ? Allez-y quoi, grimpez donc le long de la paroi ouest, ça ne glisse pas par-là ! Faites une halte sur la route s'il le faut ! Bon, évitez quand même le cinquième étage, mais tentez-le ce coup de poker ! Cassez la routine, trois cent mètres honnêtement c'est pas grand chose, j'y suis bien arrivé moi !


Le poker, tiens. C'est un beau jeu le poker, c'est profond même le poker. La tradition de ce jeu ne nous enseigne-t-elle pas que si au bout d'une demi-heure de partie à une table tu n'a toujours pas repéré qui était le pigeon, c'est que le pigeon de la table, c'est toi. Entendu, la tradition. Pas de problème, la tradition. Le termite, le coléoptère, l'aoûtat perfide, l'infiniment petit : sur cette colline 2.0 de cette ville-monde, c'est moi. Je serai Chateaubriand ou rien ? Je serai une blatte.


Une fois parvenu à l'intérieur de l'ascenseur, c'était la paix des braves. Le bolide est alors monté d'une seule traite comme fleur au fusil. Moins de trente secondes plus tard, je me suis retrouvé au dernier étage de l'hôtel. Le 87ème floor. Entre-temps, à l'intérieur de cet ascenseur qui avait une capacité de charge minimale de 60 kilos, courbé et le crâne imbibé de rouge, j'avais pris soin d'examiner les différents boutons de cette cabine, et je m'étais esclaffé comme un porc de la non existence du 13ème floor de cet hôtel américain. C'était le même fou-rire que j'avais eu aux élections des délégués de ma classe de 6èmeD pour lesquelles je m'étais porté candidat, quand déjeunant seul à la cantine, je m'étais rendu compte que je n'avais récolté aucune voix, pas même la mienne. De ce rire heurté de prépubère, j'en avais recraché mes lasagnes.


Du reste aussi, je me souviens. En sortant de cet ascenseur superstitieux, chancelant et l'avant bras placé sur mon crâne afin de contenir tant bien que mal le liquide rouge qui s'obstinait à me fuir, je me suis retrouvé dans un magnifique restaurant panoramique. La perspective était charitable : au sein de l'épaisse musculature du grand Seattle, chacune des tables pouvait s'emparer d'un lambeau unique de ses nerfs d'acier. A chaque client, sa vue. L'endroit respirait quiétude et obligeance. Ce restaurant semblait être le havre de paix de cet hôtel, le grondement retrouvé d'une chasse d'eau qui ne faisait que siffler. Des individus en tant que tels y dînaient très sagement, et aucun d'entre-eux ne faisait cas de moi. Mais je n'en prenais pas ombrage. Nous étions aux États-Unis d'Amérique et dans ce pays de tous les excès, je me rappelais que c'est à celui qui entrera le plus dans le rang qui aura le plus de chance de se faire remarquer. Au centre du restaurant, près du bar, Andy Warhol, Martin Luther King et Ted Bundy prenaient tranquillement un verre à une table de quatre.


No soucy. L'emballage plein de miettes de mon muffin n'y fera définitivement rien. Sur ce toit trop élevé, les oiseaux sont aussi rares que les insectes. Il ne peut y avoir de pigeons américains à ces hauteurs-là. Les pigeons voyageurs, c'est un fantasme de midinette. Auparavant, ils se seront cognés contre les dizaines de gratte-ciel de la ville et crèveront de n'avoir pas su respecter notre intimité. Protégeons notre environnement, la couche d'ozone découche ce soir.


Une cinquantaine de couverts était dressée. Se jouait en fond sonore un morceau remixé de Nina Simone. À une dizaine de yards de moi sur la droite, il y a avait un couple d'asiatiques, très à toi à moi. Lui portait une montre au poignet et elle je ne m'en souviens plus bien, attendu que depuis une bonne heure je n'osais plus regarder de femmes. Dans leurs assiettes, je pouvais considérer des Mac&cheese, version Gault&Millau. Affectant de me plonger dans la carte des cocktails située en contrebas du petit escalier de l'entrée du restaurant, j'observais tendrement l'empreinte que marquait le téléphone de l'asiatique sur la poche gauche de son pantalon à pinces. Serein, mon regard se plissa ensuite sur sa montre Chopard. Je la trouvais très protocolaire sa montre, elle indiquait précisément 19h28.


Au moment où je décidai que 19h28 était un indicateur trop abscons pour avoir faim, j'entendis gravir du fond de mes entrailles un ramassis de mugissements. Je reconnus la femme. Elle avait quitté le cinquième étage et ne distribuait plus de youyous. Elle était montée par le canal de mes veines pour venir hanter ma chair pourrie et susurrer au pavillon de mon oreille combien la chambre 514 est pleine de poussières.


Alors, j'ai couru. J'ai couru en zigzaguant entre les tables collet monté de ce restaurant panoramique. J'ai couru jusqu'à étouffer les plaintes de cette femme dans le tournis de mes membres en action.


Je filais jusqu'à la porte donnant sur les cuisines, jusqu'aux coulisses du dernier étage de cet hôtel de Seattle de cet État de Washington. Je sprintais plus vite que Carl Lewis et Usain Bolt réunis.


Cette performance impressionna tant l'asiatique femelle qu'elle se mit à gifler amoureusement son mari, et lui retira -avec la même dextérité que pour la baffe- la montre Chopard de son poignet pour mieux me chronométrer. De mon côté, je continuais à esquiver les tables et à franchir les chaises des clients -avec les clients dessus- comme un véritable coureur de haies. Un guépard sous amphés.


Au moment où l'asiate m'annonça mon temps de passage à mi-parcours, les chasse d'eau des deux-mille-neuf-cents chambres de l'hôtel se mirent soudainement à vrombir d'un commun accord pour engloutir toute la merde accumulée depuis 1981 et l'inauguration du bâtiment.


Et au milieu de cette piété sanitaire, les serveurs criaient à l'unisson «Carl Bolt !», «Carl Bolt !», «Carl Bolt !», et moi de maintenir la cadence en les saluant de profil; et dans cette ruée folle, les bras bien coordonnées mais la tête un brin penchée sur la droite, reproduisant, par cette course cathartique, la même foulée que celle que j'avais déployée en pleine forêt de Fontainebleau lorsque, la nuit tombée, l'équipe des Ptit's Loups et les trois moniteurs du centre aéré étaient remonté dans le car, oubliant au passage, après la cérémonie du podium, leur vainqueur du jour; par cette même tronche inquiète qui se dandinait déjà gamin, par l'entremise de giclements répétés, je remplissais de mon liquide rouge les verres en cristal de ces dames en folie.


Et dans une même communion, au fond de la salle, à cheval sur deux tables, le directeur du restaurant bondissait à pieds joints et soufflait comme un gosse dans une vuvuzela en bronze. Et Martin Luther King de se lever et de mimer la main sur le cœur son rêve de la veille, Andy Warhol de croquer à même la nappe un pigeon multicolore, Ted Bundy de ramper couteau à la main vers la serveuse du bar.


Tour de trois-cent mètres puissamment ancrée, curieusement tranquille. Lâchement tranquille, en fait. Il y a du mito dans l'air. Trois-cents mètres de duperie, trois-cents mètres de leurre; seuls quatre-vingt-sept étages de trois mètres quarante flottent indépendants les uns des autres dans ce ciel américain. Mais voilà, par couardise, on les superpose. C'est cela, tu es une mito. Tu te pares sans-gêne d'un bloc homogène. Babel de la névrose. Redescends. Tu fais trois mètres quarante sur trois mètres quarante sur trois mètres quarante, d'incertitude et de fragilité.


Arrivé avec fracas dans les cuisines, manquant au passage de démolir une des deux portes à battants de cette tambouille intra-muros, je découvris un calme de cathédrale, un silence olympien. On avait soudainement appuyé sur mute en plein générique de fin d'un film bollywoodien. Puisqu'il m'était déjà arrivé de faire la plonge dans un restaurant portugais de Claye-Souilly, par déontologie, je me mis au diapason et me tus aussitôt. C'est donc les lèvres pincées que je reprenais mon souffle et traversais docilement un long couloir bordé de casseroles, marmites et autres passoires. Au bout de cette ligne droite, une douzaine de cuistots d'origines inégales étaient rassemblés en cercle. Ils faisaient grève.


A la cantonade, je leur proposai donc poliment un bonjour en français, et ils me répondirent un merci en français. Le regard plein de reconnaissance et mouillé de nostalgie, ils se donnaient la main en se tenant debout autour d'une plaque de cuisson vitrocéramique sur laquelle un brave homard rendait l'âme dans une eau bouillante. A voix basse, gravement, ils revendiquaient leur droit de servir autre chose que du vegan à leurs clients.


Deux heures du mat'. La lune renonce à m'éclairer davantage. Pourquoi ne pas m'étendre gentiment sur le sol de ce toit à jamais figé ? Et de garder l'œil ouvert et inflexible sur ces jambes insoumises et tremblantes. Des fois que. Ce n'est pas tant le fait de s'habituer à tout mais bien l'amère conclusion de ne s'enraciner en rien.


Alors que je passais discrètement derrière l'afro-américain de la bande, le homard me fit un signe de pinces depuis sa marmite fumante. Afin de comprendre la signification de ce geste, je tentai de m'approcher au plus près de lui en jouant quelque peu des coudes avec un mexicain délavé. Mais l'afro-américain qui empoignait avec ferveur la main de son collègue mexicain ne l'entendit pas de cette oreille, et tourna furieusement sa tête vers moi pour considérer mon crâne humide. Il lâcha alors la main de son partenaire pour me barrer la route et me pincer le téton. Comme le pincement était réussi et que du rouge sortit formidablement de mon sein droit, je le remerciai en anglais pour la bienveillance qu'il témoignait à l'égard de mon demi-scalp et de cette volonté généreuse de consentir à harmoniser les douleurs physiques d'un inconnu.


Cette confrérie était décidément géniale; tout en me maintenant à une distance respectable du cercle, le mexicain, qui avait cette double casquette d'être aussi le rase-mottes du groupe, m'offrit par-dessus son épaule gauche la possibilité de garder un œil sur le homard.


Au profit d'un rouge-orangé fade et conventionnel, celui-ci perdait peu à peu de sa belle carapace bleu marine, de sorte qu'il me devenait difficile de l'observer convenablement.


Cependant, derrière les trois cuistos Sikh, Wasp et Portoricain qui me faisaient face, un formidable frigo en inox réfléchissait de manière disproportionnée l'image pathétique du crustacé bicolore.


De ses pinces déchiquetées, il me montrait cahin-caha depuis dix bonnes minutes la direction d'une issue de secours; et mourut.


«Le sang du homard est transparent, il devient bleu au contact de l'air, annonça doucement le Sikh à ses confrères en larmes.
Je quittai discrètement la troupe et me rendis à cette issue de secours.


Elle menait sur le toit.

 

                                                                                                                                                                                   Jérémy Séroussi

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