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Tumultes à la Chaussée d'Antin

2 janvier 2019

L'homme qui n'avait rien à dire

(nouvelle protégée)         

 

               

                  L'homme qui n'avait rien à dire

 

C'est l'histoire de l'homme qui n'avait rien à dire. C'est aussi l'histoire de la femme à qui on ne l'a fait pas.


Un début d'après-midi alors qu'il se promenait seul sur un chemin de terre traversant un champ de maïs, l'homme qui n'avait rien à dire fit une drôle de rencontre. C'était une femme nue qui marchait en sens inverse. C'était la femme à qui on ne l'a fait pas. Et c'était un dimanche.


"Tiens, n'êtes vous pas l'homme qui n'avait jamais rien à dire ? demanda gaiement la femme à l'homme qui n'avait rien à dire en lui tendant sa petite main.


"Non, moi je suis seulement l'homme qui n'avait rien à dire, indiqua l'homme un peu surpris.


"Sans le jamais ?


"Sans le jamais.


"Pourquoi ?


"Je ne sais pas. Parfois il m'arrive de...



"Oui ?


"De faire des...


"Oui ?


La femme nue attendit dans un sourire figé. C'étaient quarante cinq minutes d'attente.


Le corps délicatement planté sur ce chemin de terre, les deux inconnus s'interrogeaient mutuellement du regard. C'étaient deux billes rondes posés sur la femme nue. C'était un regard plissé sur la charpente de l'homme qui n'avait rien à dire. Chose singulière, sous leur poids, le sentier s'était affaissé de plusieurs centimètres depuis le début de leur rencontre. La femme nue rompit le silence.


"Et moi, vous ne me demandez pas qui je suis ?


"Vous savez, moi je suis l'homme qui..."


"Qui n'avait rien à dire, oui, je sais, s'agaça gentiment la femme. C'est même moi qui vous ait reconnu tout à l'heure. Mais tout de même... à ce point là ?


"Euh, je ne sais pas, oui sans doute.


"C'est rare.


Deux anges passèrent. Ils s'embrassaient. C'étaient vingt minutes d'étreinte.


"Euh, qui êtes-vous ?


"Ah, tout de même !


"Oui, tout de même, reprit l'homme qui n'avait rien dire le visage radieux et le cœur soulagé.


"Et bien moi je suis la femme à qui on ne l'a fait pas !


"Ah oui ?


"Oui !


"Vaguement entendu parlé.


Le chemin était vraiment désert, il ne faisait ni chaud ni froid, ni tiède. Les tiges de maïs protégeaient de tout et de rien l'homme qui n'avait rien à dire et la femme à qui on ne l'a fait pas. C'était un micro climat. C'était toujours dimanche.


"Hihi, en quelle occasion avait-vous entendu parler de moi ?


"Je n'ai pas demandé. Mais...


"Oui ?


"Mééé...


"Voui ?


Deux heures de plus s'écoulèrent. C'était une bouche entrouverte de la part de l'homme qui n'avait rien à dire. Dans une même inspiration, il bêlait comme une chèvre la fin de sa dernière intervention : méééééé s'époumonait-il sans gêne. Il fallait l'entendre. Cela finissait par impressionner vivement la femme à qui on ne l'a fait pas. L'homme qui n'avait rien à dire aimait les chèvres. La nuit, avant de s'endormir, il se demandait parfois si, dans une campagne lointaine, il existait une chèvre qui n'avait rien à dire. Ce serait une chouette rencontre.


"Méééééééééé


C'était à présent une heure de plus au compteur. Cette voyelle planait de toute son hésitation au-dessus de la centaine d'épis de maïs qui se balançaient en rythme. Sans la toucher vraiment, cette sonorité caressait tendrement la femme à qui on ne l'a fait pas. Elle n'avait pas été caressée ainsi depuis plusieurs années.

Deux crevasses étaient maintenant bien visibles, l'une sous les pieds de l'homme qui n'avait rien à dire, l'autre sous la femme à qui on ne l'a fait pas. Au-dessus d'eux, une grosse lune faisait la queue dans un ciel gris-bleu. À l'extrême droite, le soleil rangeait un à un ses rayons et comptait sa recette du jour.


"... mais quoiqu'il en soit, c'est un plaisir de vous rencontrer.


"Vous êtes génial ! Toute cette application pour trouver le mot juste.


"Merci, répondît l'homme qui n'avait rien à dire le visage en sueur.


"Attendez...


"Oui ?


"N'êtes-vous pas occupé à essayer de me la faire ? demanda fébrile la femme à qui on ne l'a fait pas. Ses deux seins pointaient d'inquiétude et d'autre chose.


"Faire ? Oui, ça je sais faire. Dans l'absolu. C'est dire que j'ai du mal.


"Ce pourrait être gênant.


"Pourquoi ?


"Avez-vous déjà oublié ? Voyons, je suis la femme à qui on ne la fait pas ! Pas celle à qui on ne la dit pas. Vous comprenez ?


"On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, disait Héraclite.


"Je vous demande pardon ?


"On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, disait Héraclite.


"Voyez-vous de l'eau autour de nous cher Monsieur ?


"Non.


"Que voyez-vous ?


"Je ne vois que vous, ce champ de maïs et ce chemin de terre.


"Nous sommes bien d'accord.


"Peut-être aussi une lune et un soleil si mes yeux se détournaient de vous.


"Vous êtes bavard.


"Vous êtes nue.


"Effectivement. Mais je suis aussi la femme à qui on....


"Ne l'a fait pas. Dans une avalanche, aucun flocon ne se sent responsable, disait Voltaire.


"Monsieur, voyons ! Voyez-vous de la neige par ici ?


"Non plus.


"Alors !


"En amour, le meilleur moment, c'est quand on monte les escaliers, disait Clémenceau.


"Monsieur s'il vous plaît... voyez-vous un escalier à la fin ?


Immobiles, l'homme et la femme continuaient de faire craquer le sol sous leurs pieds de patience. Depuis le début de leur rencontre, le paisible relief de ce chemin de terre avait été dérangé de près d'un mètre. C'était à présent deux véritables culs de poule. Deux grosses poules même. De la poussière recouvrait à mi-cuisses les cuisses nues de la femme à qui on ne l'a fait pas. Le regard suspendu au sexe opposé, l'homme et la femme s'enfonçaient. Seul leur tronc flottait maintenant à la surface.


"Vous aviez de belles chaussures tout à l'heure.


"Merci. Vous, vos pieds gonflaient...


"Je sais bien, Monsieur. Mais c'est parce que j'ai emprunté d'autres chemins de terre avant celui-ci.


"... gonflaient de pureté ce champs de maïs.


"Oh... que je suis sotte. Merci cher Monsieur... Oubliez ce que je viens de dire, j'ai les pieds plats. Vous êtes surprenant quand ça vous vient.


"Autrefois...


"Oui ?


"C'est tout.


"Mince...


"Hum.


"Pourquoi ?


"Je ne sais pas.


"S'il vous plaît, sachez.


La lune luminait. Il était vingt-et-une heures. La femme à qui on ne l'a fait pas regardait les lèvres de l'homme qui n'avait rien à dire. Suspendue à celles-ci, la nuit tombait. C'étaient trente minutes de suspension.


"Je lance ce mot car les gens l'aiment.


"Il est si joli !


"Dès que je le prononce, il y a un silence et s'il pleut...


"S'il pleut ?


"La pluie s'arrête.


"Elle se souvient ?


"Peut-être.


"C'est fort.


"Peut-être. Et puis...


"Oui ?


"Grâce à ce mot, les gens écoutent sans anticiper de réponse.


"Mais il n'y a jamais de suite ?


"Jamais. Je ne l'ai pas encore trouvée.


"Ça reviendra.


"Ça viendra.


"Vous savez, j'ai ce même problème.


"Ah.


"Oui. Chaque matin, je choisis une robe différente de celle de la veille. Mais aussitôt que je l'enfile, je me regarde dans la glace et je me souviens que je suis la femme à qui on ne l'a fait pas...


"Et vous enlevez la robe ?


"Et je l'enlève, répondit tristement la femme nue à qui on ne l'a fait pas.


Il était vingt-deux heures. Sept heures s'étaient écoulées depuis le début de leur rencontre. L'homme qui n'avait rien à dire et la femme à qui on ne l'a fait pas n'avaient pas soif, ils boiraient bien après. Ils n'étaient pas non plus fatigués, ils se reposeraient plus tard. La femme à qui on ne l'a fait pas attendait de savoir ce que l'homme qui n'avait rien à dire avait à lui dire. Quant à l'homme qui n'avait rien à dire, il réfléchissait à ce qu'il devait continuer à dire pour ne pas faire retomber la conversation, il méditait à ce qu'il devait faire pour défaire la femme à qui on ne l'a fait pas. Des silences souvent, un échange parfois, l'homme et la femme partageaient toujours leur regard. De temps en temps, on entendait une plainte, c'était le chemin de terre qu'on éventrait. Oui, à présent on ne percevait plus que la poitrine des deux individus, l'une nue, belle et immaculée, l'autre abritant un cœur gonflé de paroles retenues. En bas, les deux tiers de leur corps pourrissaient sous terre.


"Comment vous appelez-vous ?


"Voyons...


"Quoi ?


"Enfin Monsieur, cela commence toujours comme cela !


"Sûrement


"Sûr. Et vous ?


"Oui ?


"Et bien, comment vous appelez-vous ?


"C'est à...


"Oh ! Vous êtes Latino !


"Non. C'est à dire...


"Ah ! Vous êtes Scandinave !


"Non plus. C'est à dire que je ne l'ai jamais demandé à mes parents, voilà tout !


"Hum. Cela peut venir de n'importe quel pays...


"Je crois...


"Moi non, jamais.


"Je crois...


"D'accord mais pas moi. Enfin si, cela dépend. Quand le ciel est rose, je crois.


"Je crois que je vous aime...


"Tiens, c'est de quel auteur cette-fois ? Il me semble l'avoir déjà entendue.


La lune s'était posée juste au dessus de l'homme qui n'avait rien à dire et de la femme à qui on ne l'a fait pas. Précise, elle avait la juste hauteur : suffisamment rapprochée pour éclairer les deux têtes qui dorénavant trônaient seules sur ce chemin de terre, assez élevée pour ne pas s'occuper des deux trous informes où gesticulaient l'essentiel du corps de l'homme et de la femme. Ces deux seules têtes humaines sur ce chemin de terre, c'étaient comme deux bottes de foin.


"Vos seins avaient quelque chose de particulier.


"C'étaient des seins.


"Euh, oui, voilà, répondît embarrassé l'homme qui n'avait rien à dire.


"Vous paraissiez grand. J'aime la grandeur.


"Euh, oui, voilà.


"L'autre nuit, j'ai rêvé d'un troupeau de girafes.


"Euh, oui, voilà.


"Monsieur ?


"Oui ? Ah oui, des girafes !


"Oui ! Elles volaient dans le ciel. Elles se frôlaient jusqu'à...


"Et vous, vous, vous ?


"Moi ?


"Vous, vous, vous !


"J'étais assise sur une petite étoile.


"Une étoile !


"Une robe bleue à la main.


"Bleue !


"Et les girafes tournaient et riaient autour de moi.


"Elles tournaient et elles riaient !


L'homme qui n'avait rien à dire était ravi de son enchaînement. Pour se féliciter, il se grattait le menton en dodelinant de la tête à la surface du sol.


Cependant, les membres de l'homme qui n'avait rien à dire et ceux de la femme à qui on ne l'a fait pas ne bougeaient pas, ils ne le pouvaient plus. Leur trou respectif était trop étroit et sans possibilité. Une terre humide et vierge chatouillait la nudité de la femme à qui on ne l'a fait pas. Mais il fallait lever le crâne pour ne rien avaler de cette terre amicale.


À minuit, ce fut un fort vent, et des épis de maïs de ce champ de maïs s'envolèrent par dizaines. C'était un magnifique tourbillon dans la nuit. Et ce n'était déjà plus dimanche. Les épis de maïs s'entendirent pour aller trouver refuge sous terre. À minuit quinze, ils colmataient déjà les interstices des deux enfoncements où mourraient de leur posture l'homme qui n'avait rien à dire et la femme à qui on ne l'a fait pas. Oui, dans les abîmes de ce chemin, c'était manifestement un beau mélange de terre nocturne et d'épis de maïs qui embaumaient à présent ces deux êtres-là. Néanmoins, à trois mètres de distance, leurs quatre yeux continuaient de se rassurer les uns les autres.


"Vous avez des cousins ?

"Pardon ?

"Des cousins, des cousines ?

"Oui, quatre. Mais pourquoi ?

"Vous avez des voisins ?

"Pardon ?

"Des voisins, des voisines ?

"Oui, plusieurs.

"Vous êtes plutôt salé ou sucré ?

"Cela dépend des plats que l'on me propose.

"Vous êtes montagne ou plutôt mer ?

"Vous êtes de quel signe astrologique ?

"Vous êtes eau plate ou eau gazeuse ?

 

Ça en était trop pour l'homme qui n'avait rien à dire. Il avait tout donné. C'était à lui seul un village reculé qui avait connu en une demi-journée les précipitations d'une année entière.


De son côté, la femme à qui on ne l'a fait pas était attendrie. Elle léchait le sol de sa langue intacte. Peut-être était-ce le bon soir.


"Ma langue...

 

Il faisait nuit noir. L'homme qui n'avait rien à dire ne répondait plus.


"Ma langue, cher Monsieur, voudrait vous rencontrer.


L'homme qui n'avait rien à dire souriait. Une larme de terre descendait le long de sa joue.


Il regarda une dernière fois la femme à qui on ne l'a fait pas et lui offrit un clin d'œil maladroit.


Les deux terriers étaient achevés.


C'était une heure du matin. La lune avait repris son siège habituel. Elle n'éclairait maintenant plus que par intermittence, au gré de son caprice, un chemin de terre désert et sans relief.


                                                                                                                                                               Jérémy Séroussi

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2 janvier 2019

Nuit rouge à Seattle

            (nouvelle protégée)                     

           

           Nuit  rouge à Seattle

 


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De toute évidence, je suis en haut d'un building. Tout en haut. Ça ne fait plus l'ombre d'un pli.


C'est aussi sûr que mon père est mon père. Et Dieu sait qu'en la matière, ma mère, en rencontrant mon paternel, a arrêté net de fricoter avec le reste du quartier. Certes, je n'étais pas là pour en témoigner, et jusqu'à preuve du contraire, on ne se rappelle que rarement de sa prime jeunesse, et d'ailleurs faut-il toujours tout retenir dans un monde aussi vaste et peuplé que l'est notre bonne vieille terre ? Pensez-donc. Mais la vie est la vie et il y a des non signes qui ne trompent pas. Au jour d'aujourd'hui, je n'ai qu'une seule mère, c'est la régulière, et je suis bien tout en haut d'une tour. Et la nuit est tombée sur Seattle.

 


Tout de même, pourquoi suis-je en haut d'une tour ? Sur cette plateforme de béton de ciment alumineux gris quoique légèrement bruni ? Il est aux alentours des 20 heures, la lune rivalise de hauteur et d'anémie avec moi, le vent souffle forcément, et je ne sais ni comment ni pourquoi je me retrouve ici sur ce toit sans vie de ce building de Seattle.


Comment cela m'est-il arrivé ? Je ne le sais pas, loin s'en faut. Je réfléchis à tout va et cela n'a jamais été ma priorité. Chez moi, l'action supplante la réflexion aurait dit un Balzac goguenard à son ami Hemingway. Tiens, j'ai encore de beaux restes, tout n'est pas foutu.


Il n'y a définitivement pas âme qui vive ici. Et encore moins de livres ici. Drôle de terrasse bétonnée, n'empêche. La cime de Seattle me fait rire mais j'ai mal à la tête quand je ris.


Malgré tout, je perçois des ramifications. C'est même plus que cela à présent, j'entrevois des images qui tamponnent ma cervelle.


Je vois une chambre d'hôtel et un pigeon de Paris qui s'écrase contre une grande baie vitrée américaine. Mais ce n'était pas cela, enfin si l'oiseau c'était cela mais il n'était pas de la race de ceux que je croisais enfant à Gare du Nord. Je perçois également un téléphone noir. Je le reconnais ce téléphone noir, c'est le mien. Ce téléphone est agrippé par une main, mais c'est une main étrangère. Cette main là est bien plus petite que la mienne et semble plus douce. Puis, je ne contemple plus le téléphone, attendu que la douce main qui n'était pas la mienne fracasse mon téléphone ultra slim 32 Go contre la baie vitrée. Ledit téléphone ne pleure pas, c'est un objet, mais il y a des larmes qui se noient tout autour de moi dans cette chambre défaite.


Pourquoi ma grande carcasse sur ce toit décharné ? Un hélicoptère de chair dépareillerait moins dans ce no man's land urbain. Mais à l'évidence, c'est bien mon ombre qui est projetée sur ce sol moite de souvenirs, alors j'ai l'obligation de m'enfiler ce spectacle. The show must go on. La rumeur de la ville m'offre une agitation éclectique : ici, c'est un vent fantaisiste et grognard qui se fraie un chemin entre les gratte-ciel, là-bas, une sirène lointaine d'une police de proximité, plus loin, c'est le clocher jazzy d'une église évangélique qui tonne les huit coups. Il est 20 heures, la paisibilité du Seattle by day est désormais anachronique.


En occident tout est comparaison, le statut de métropole américaine se jauge à la nuit tombée. Dans le noir de Seattle, les différentes masses immobilières sont omniprésentes, silencieuses en apparence, elles entament crescendo leur partition nocturne. Des dizaines de gratte-ciel s'éveillent en lumière. Avec leur centaines de fenêtres allumées ou percluses d'obscurité, chaque façade des buildings de la ville forme un damier considérable. Silence, on joue aux dames ici et là. Je ferme ma gueule et m'incline. Je baigne sur ce toit dans une solitude sombre et achevée, je ne suis pas convié à jouer avec eux, j'admire seulement, je suis un arbitre de touche sans sifflet. Souffler n'est pas jouer disait mon grand-père. Il était balèze mon grand-père au jeu de dames, et il m'adressait souvent la parole aussi mon grand-père. Sur l'immeuble Ford qui me fait face et que je surplombe d'une petite dizaine d'étages, la plupart des fenêtres sont éteintes : la partie sur la façade sud de ce damier est bien engagée pour les pions noirs. S'agissant de l'hôtel Marriott situé sur la rive d'Elliott Bay, les fenêtres restent ostensiblement allumées : les pions beiges ont un avantage certain sur leur adversaire. Ça se tire la bourre à tout va au centre ville et dans les faubourgs de Seattle. Dans ce playground grandeur nature, force est de constater que les fenêtres sont nettement plus éclairées dans les hôtels que dans le Downtown Seattle, le quartier d'affaire de la ville. La nique donc plutôt que le travail, dans cette grosse poire de Seattle, à 20 heures un soir de semaine.


Je me souviens. À la base, il y avait ce pigeon de race américaine puis le téléphone noir. Soit deux violents coups portés sur la grande baie vitrée de cette chambre d'hôtel 514. Mais il faut savoir raison garder avertissait en boucle le mois dernier un journaliste de BFM télé à la télévision. Néanmoins, je ne connais pas assez bien ce type pour me référer à lui et à son air doucereux. Et j'appréhende le troisième choc que pourrait subir la grande baie vitrée. Jamais deux sans trois disait bien tata Annie chaque matin à sa voisine d'en face. Et l'autre de lui répondre, un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. Et nous de rigoler pendant de longues minutes. Pour sûr, on savait rigoler en ces temps-là.


La partie est relancée pour l'hôtel Marriott : il est 22 heures et le damier s'obscurcit, les pions noirs reprennent l'avantage à la faveur d'une dame empochée. Celle-ci ferme négligemment les rideaux tout en détournant la tête vers l'intérieur de sa chambre. Les gens se couchent de ce côté-ci de Seattle. L'obscurité fait peau neuve, le rêve américain est à portée de main.


Ça resurgit en moi. Sans coup férir. Oui, je vois la baie vitrée et je comprends qu'elle a mal, surtout à cause de ce téléphone jeté d'une main droite. Sa main la plus costaude. Puis, je m'arrête de penser pendant une demi-seconde et je me demande qui a vraiment mal. Puis, je me remets à penser. Ah oui, sa main droite, la plus costaude. Son illustre main droite, celle qui m'avait un jour caressé la joue alors que je venais de me faire licencier pour faute lourde. C'était le siècle dernier.


Merde, j'ai la vague impression qu'à ces hauteurs déraisonnables la lune bouge à vue d'œil. Pour une bouchée de pain, ne vois-tu pas qu'elle me tiendrait compagnie sur ce toit. Elle me donnerait presque le tournis cette vieille conne. Croissant émietté aux bords acérés qui fait mine de disparaître dans le néant du port de Seattle pour mieux m'interroger de ce regard qui ne se laisse pas compter. Mais à moi, ma petite lunette, sache qu'on me l'a fait pas. Tiens-toi le pour dit. Enfin si, pardon, au temps pour moi, on peut bien entendu essayer de me la faire, comme on peut essayer de monter dans un train à pleine vitesse, mais à la finale, le train avance toujours plus vite que l'envie qu'on met pour l'y pénétrer. Et moi, je suis ce train lancé à pleine vitesse et je fonce le crâne dégarni au vent, seulement le vide m'attend par tous les pores de ce toit construit beaucoup trop haut.


Jusqu'à preuve du contraire, c'est acté, tout me revient maintenant.


Je suis arrivé sur le toit de cet hôtel par l'entremise de cris venant de plus bas. C'était une femme. C'est rarement autre chose. Ça aurait pu être le rire d'une hyène, mais en vain. Positivement, il me semble que ce chaos venait d'une chambre. La chambre 514, à tout hasard. En tous les cas, celle-là même dont la baie vitrée avait été rayée du bec d'un oiseau puis d'un téléphone portable dernier cri, noir chromé. Si ma mémoire n'a pas le vertige sur ce toit : cette room 514, en l'état, c'était potentiellement ma chambre. Il y avait en contrebas d'une table de nuit des chaussettes bleu-foncé C&A. En outre, un sac en plastique Monoprix qui contenait deux paires de chaussures de sport était posé sur une petite valise mauve. Oui, je le reconnais ce lieu. Il m'appartenait à moi personnellement depuis plusieurs jours. C'est vert comme un square irlandais ce truc. C'était bien la mienne cette chambre double 514 de ce cinquième étage de cet hôtel rectangulaire de cette grande chaîne américaine.


La chienne, j'ai oublié le nom de cette grande chaîne d'hôtel et il me faudrait davantage me pencher sur ce toit pour agripper les gigantesques lettres jaunes qui clignotent et qui forment, accolées les unes derrières les autres, le patronyme de cet hôtel que ma mémoire a dégueulé. Mais il est trop tard pour tomber, et ce n'est pas là l'essentiel, l'essentiel est invisible pour des yeux situés à trois cents mètres de hauteur. Les gigantesques lettres jaunes qui clignotent se trouvent sur la façade nord de cette tour. Je n'ai pas oublié le nord, oui c'était cela l'essentiel. Il serait même dans mes cordes de reconnaître le nord tout en bas du globe terrestre si par hasard je m'y trouvais, cela remonte à loin le nord et moi. Cela remonte à Fontainebleau, dans sa forêt éponyme à souhait. Il pleuvait des cordes au sudest de la Seine-et-Marne cet après-midi-là, et je venais de gagner par équipe -l'équipe des Ptit's Loups- la course d'orientation du centre aéré où mes parents m'avaient envoyé tout un été, faute d'argent mais riches d'espoir de me socialiser enfin, dans l'attente que mon vocabulaire -et ses tics de langage, ses mots bosselés et trop artificiels à leur goût- prenne corps et s'enrichisse pour de bon. Accompagné de mon équipe victorieuse, je m'étais rendu le premier sur un podium détrempé avec ma boussole qui indiquait le nord accrochée autour du coup, moi le capitaine des Ptit's Loups choisi par défaut par les moniteurs du centre aéré pour favoriser le vivre-ensemble.


Je suis donc sur la partie nord d'une terrasse informe d'une immense tour à l'architecture non identifiable. En penchant ma tête légèrement, je peux entrevoir les citoyens du monde du quartier de Pike Place Market. Elle est vraiment insignifiante cette masse, dégueulasse de candeur vue d'en haut, cette foule. Il faut donc être perché à trois cents mètres d'altitude pour comprendre que toute populace est uniforme. "Allah est le plus grand" s'époumonaient les autres en cœur tous les deux-trois mois avec leur tête de possédés. En filigrane, j'avais fini pas comprendre que cette ritournelle ça nous rabaissait tous. Mais après tout, ils avaient peut-être raison. On n'est pas si grand, on est rien. Il y a le Grand Meaulnes, et il y a nous. Pas si déséquilibrés que ça les types.


Hello Jason, Andrew, Shanon ! It's me ! It's so amazing, non ? Oh, pourquoi ce n'est plus amazing ? Allahu akbar ! Fucking phone my friends ! Vive Trump et Obama ! Et La Fayette et la baie des Cochons !


Ils ne me voient pas. Ils ne m'entendent pas. Ils marchent en rang d'oignon, on dirait la Corée, du mauvais côté. Impossible de distinguer un sale type d'un séraphin. S'ils levaient leur tronche et qu'ils me voyaient, probablement auraient-ils ce même doute à mon sujet. À la vérité, ce soir ça ne m'aurait pas dérangé. De toute façon, je n'existe pas pour eux.


À quatre-vingt-dix degrés sur ma gauche, la mer endormie de Seattle est un vague terrain vague et le port de Seattle une zone industrielle qui me rappelle Lagny-sur-Marne.


Affirmatif, autant que faire se peut, je me souviens de tout maintenant. Après le téléphone jeté, il y a eu des postillons, puis ces postillons ont pris l'allure d'une bave rance et épaisse, et puis il y a eu du liquide rouge. Attention, pas un rouge aussi uni que le monochrome rouge de Klein, pas même ce grenat bien net que l'on peut trouver au large de la mer Rouge de Djibouti. Non, pour l'occasion on pouvait entrevoir deux nuances de rouge bien distincts. C'était open-bar comme aurait dit le Jean-Michel des grands soirs à propos de filles qu'il n'arrivait en définitive jamais à séduire. Sacré Jean-Mich. Pourquoi tu ne me donnes plus de nouvelles comme à l'accoutumée ?


J'entends aussi le bruit sourd d'une télévision. Oui, cela aussi je me le remémore. Pour ne pas nous déranger, ou l'inverse, la vieille fille néerlandaise de la chambre 516 avait haussé au maximum le son de sa télévision LCD sept pouces. Et moi, au sein même du tumulte et de l'anarchie de cette chambre 514, j'imaginais cette voisine de la 516 allongée sur son grand lit vide d'elle-même, postée devant l'incroyable famille Kardashian, et je me disais que c'était dommage, qu'elle l'aurait trouvé beau ce panel de liquide rouge étendu jusque dans l'entrée de la salle de bain. Cela l'aurait confortée dans sa condition de vieille fille néerlandaise.


Oui, tout se débloque à présent. C'est cousu de fil blanc. C'est comme l'eau de la roche cette affaire.


C'était seulement tout à l'heure, et tout resurgit comme pied au plancher. Il me fallait absolument sortir de cette chambre de dix-sept mètres carrés et de son lit king-size de deux-cents sur deux-cent-vingt. Alors je suis sorti. Mais c'était étrange, mon corps était brûlant sauf à son extrémité haute. À cet endroit précis, il faisait frais, mais pas frais comme du bon pain ou bien comme un air de montagne - les Alpes autrichiennes pour ne pas les nommer. Non, il faisait frais comme des punaises de lit qu'on aurait écrasées de désespoir à coup de marteau et qui, par un atavisme sadique, auraient propagé dans leur dernier souffle de vie une fraîche et âcre fumée sur mon crâne débile.


C'est drôle, à ces plafonds-là, le vent est une personne bien insistante. Mais je n'ai pas froid car ce souffle buté a l'haleine tiède et causante. A posteriori, je comprends qu'une main, la mienne, aurait toujours dû tenir fermement, et à jamais, le téléphone qui lui était acquis de droit. Sans partage. Mais Rome ne s'est pas construite en un jour, et l'expérience non plus.


La vie appelle la vie, mais quid de son pendant ? Certains immeubles de Rome sont-ils aussi gigantesques que ceux de Seattle ? Après tout, c'est dans l'ordre du possible, il n'y a plus de saisons. Nous étions heureux à Rome.


Tout est en place, cela défile superbement dans ma tête. C'est un casse-tête chinois made in china. Tout est limpide et se rappelle à moi outre mesure, comme lorsque mon père se rappelait à lui de ne jamais m'offrir un deuxième tour de manège au parc Montsouris.


Après le rouge versé jusque dans la salle de bain, je suis parti comme un arabe, ou en juif -je ne sais plus- en direction des ascenseurs. Au deuxième tournant de ce couloir, j'ai posé ma main sur mon crâne. C'est à ce moment-là que j'ai compris que plus de la moitié de mon cuir chevelu était resté sur la moquette de la chambre. La susnommée 514. Et c'est dans la seconde suivante que j'ai saisi que les coiffeurs de Seattle, à cette heure-ci, allaient tour à tour fermer boutique.


La peau du crâne à moitié scalpée d'une part, la perte intégrale des données de mon téléphone noir de l'autre, ma peine était partagée. Lorsqu'une dispute occasionne le morcellement d'un portable sur une baie vitrée, le décollement d'une tignasse à main nue, et précipite ainsi parallèlement dans l'oubli, l'ordinaire d'une photo et l'ADN du souvenir, la symbolique virtuelle et l'essence corporelle, il n'est pas malhonnête de reconnaître que c'est un joli strike américain.


Trois cent mètres plus bas, des voitures incolores tournent à droite ou à gauche sans discontinuer depuis une heure dans cette artère à sens unique. La rue a aseptisé l'espace et limité leur terrain de jeu. À la manière de strip-teaseuses bon marché de la Riviera espagnole, les voitures font mine de nous frôler en prenant le soin de nous toucher jamais, laissant tout loisir aux passants de circuler avec une seule idée en tête, celle de ne pas se préoccuper de leur prochain. Tout est si bien ordonné vu d'en haut, on dirait un Truman Show sans clap de fin. Mais rien n'est rose chez personne disait aussi tata Annie; des drames se tournent ici et là, toujours dans la fausse pudeur d'un intérieur feutré. A Seattle, des chambres 514 il y en a à la pelle. Des Natascha Kampusch à la petite semaine souffrent en silence dans la chaleur et l'anonymat d'un huis-clos domestique.


J'entends encore résonner les pas de cet ours blessé, les miens, dans ces dédales du cinquième étage. C'était une course d'orientation d'un genre nouveau, et le podium en bois humide de la forêt de Fontainebleau avait laissé place à un ascenseur trop étroit pour accueillir toute l'équipe des Ptit's Loups. Il me fallait absolument quitter ce cinquième étage, et parmi ces coursives, dans cette quête ascensorielle, l'infernale douleur de mon scalp me faisait ralentir. Nonobstant l'évidence, la femme hurlait, se taisait et suppliait derrière-moi, puis se taisait de nouveau pour mieux reprendre de sa voix en transe.


Les deux nuances de liquide rouge finissaient par salir le tapis blanc-crème de cet interminable couloir, seules les jolies étoiles vertes qui ornaient le tissu restaient immaculées. Ainsi, après plusieurs minutes de cavalcade, le liquide rouge -contrairement aux étoiles vertes qui gardaient leur identité- finit par submerger entièrement le blanc du tapis; et peinturlurés de cette nouvelle teinte, les revêtements du long couloir du cinquième étage se métamorphosèrent en un magnifique drapeau marocain. Second voyage de noce pour nous deux, les promesses en moins. Et c'est par le truchement d'une danse orientale réalisée par bibi, accompagnée de sa part d'une horde de youyous, que la femme, le regard entrouvert et la bouche hagard, se résigna à rebrousser chemin vers la chambre 514.


Walou, pas même un insecte sur ce toit. Les insectes, c'est pas ce qui devraient vous tenir la jambe en dernier lieu, quand tout fout le camp ? Habituellement on en trouve à foison, ça grouillent derrière sa commode Louis XV, dans les toilettes publiques de son camping méridional, autour de la gamelle de son épagneul breton. Sur TV5 Monde, ils affirmaient que la masse de la myrmécofaune excède le poids de l'humanité, alors où sont-elles ces putains de fourmis ? Allez-y quoi, grimpez donc le long de la paroi ouest, ça ne glisse pas par-là ! Faites une halte sur la route s'il le faut ! Bon, évitez quand même le cinquième étage, mais tentez-le ce coup de poker ! Cassez la routine, trois cent mètres honnêtement c'est pas grand chose, j'y suis bien arrivé moi !


Le poker, tiens. C'est un beau jeu le poker, c'est profond même le poker. La tradition de ce jeu ne nous enseigne-t-elle pas que si au bout d'une demi-heure de partie à une table tu n'a toujours pas repéré qui était le pigeon, c'est que le pigeon de la table, c'est toi. Entendu, la tradition. Pas de problème, la tradition. Le termite, le coléoptère, l'aoûtat perfide, l'infiniment petit : sur cette colline 2.0 de cette ville-monde, c'est moi. Je serai Chateaubriand ou rien ? Je serai une blatte.


Une fois parvenu à l'intérieur de l'ascenseur, c'était la paix des braves. Le bolide est alors monté d'une seule traite comme fleur au fusil. Moins de trente secondes plus tard, je me suis retrouvé au dernier étage de l'hôtel. Le 87ème floor. Entre-temps, à l'intérieur de cet ascenseur qui avait une capacité de charge minimale de 60 kilos, courbé et le crâne imbibé de rouge, j'avais pris soin d'examiner les différents boutons de cette cabine, et je m'étais esclaffé comme un porc de la non existence du 13ème floor de cet hôtel américain. C'était le même fou-rire que j'avais eu aux élections des délégués de ma classe de 6èmeD pour lesquelles je m'étais porté candidat, quand déjeunant seul à la cantine, je m'étais rendu compte que je n'avais récolté aucune voix, pas même la mienne. De ce rire heurté de prépubère, j'en avais recraché mes lasagnes.


Du reste aussi, je me souviens. En sortant de cet ascenseur superstitieux, chancelant et l'avant bras placé sur mon crâne afin de contenir tant bien que mal le liquide rouge qui s'obstinait à me fuir, je me suis retrouvé dans un magnifique restaurant panoramique. La perspective était charitable : au sein de l'épaisse musculature du grand Seattle, chacune des tables pouvait s'emparer d'un lambeau unique de ses nerfs d'acier. A chaque client, sa vue. L'endroit respirait quiétude et obligeance. Ce restaurant semblait être le havre de paix de cet hôtel, le grondement retrouvé d'une chasse d'eau qui ne faisait que siffler. Des individus en tant que tels y dînaient très sagement, et aucun d'entre-eux ne faisait cas de moi. Mais je n'en prenais pas ombrage. Nous étions aux États-Unis d'Amérique et dans ce pays de tous les excès, je me rappelais que c'est à celui qui entrera le plus dans le rang qui aura le plus de chance de se faire remarquer. Au centre du restaurant, près du bar, Andy Warhol, Martin Luther King et Ted Bundy prenaient tranquillement un verre à une table de quatre.


No soucy. L'emballage plein de miettes de mon muffin n'y fera définitivement rien. Sur ce toit trop élevé, les oiseaux sont aussi rares que les insectes. Il ne peut y avoir de pigeons américains à ces hauteurs-là. Les pigeons voyageurs, c'est un fantasme de midinette. Auparavant, ils se seront cognés contre les dizaines de gratte-ciel de la ville et crèveront de n'avoir pas su respecter notre intimité. Protégeons notre environnement, la couche d'ozone découche ce soir.


Une cinquantaine de couverts était dressée. Se jouait en fond sonore un morceau remixé de Nina Simone. À une dizaine de yards de moi sur la droite, il y a avait un couple d'asiatiques, très à toi à moi. Lui portait une montre au poignet et elle je ne m'en souviens plus bien, attendu que depuis une bonne heure je n'osais plus regarder de femmes. Dans leurs assiettes, je pouvais considérer des Mac&cheese, version Gault&Millau. Affectant de me plonger dans la carte des cocktails située en contrebas du petit escalier de l'entrée du restaurant, j'observais tendrement l'empreinte que marquait le téléphone de l'asiatique sur la poche gauche de son pantalon à pinces. Serein, mon regard se plissa ensuite sur sa montre Chopard. Je la trouvais très protocolaire sa montre, elle indiquait précisément 19h28.


Au moment où je décidai que 19h28 était un indicateur trop abscons pour avoir faim, j'entendis gravir du fond de mes entrailles un ramassis de mugissements. Je reconnus la femme. Elle avait quitté le cinquième étage et ne distribuait plus de youyous. Elle était montée par le canal de mes veines pour venir hanter ma chair pourrie et susurrer au pavillon de mon oreille combien la chambre 514 est pleine de poussières.


Alors, j'ai couru. J'ai couru en zigzaguant entre les tables collet monté de ce restaurant panoramique. J'ai couru jusqu'à étouffer les plaintes de cette femme dans le tournis de mes membres en action.


Je filais jusqu'à la porte donnant sur les cuisines, jusqu'aux coulisses du dernier étage de cet hôtel de Seattle de cet État de Washington. Je sprintais plus vite que Carl Lewis et Usain Bolt réunis.


Cette performance impressionna tant l'asiatique femelle qu'elle se mit à gifler amoureusement son mari, et lui retira -avec la même dextérité que pour la baffe- la montre Chopard de son poignet pour mieux me chronométrer. De mon côté, je continuais à esquiver les tables et à franchir les chaises des clients -avec les clients dessus- comme un véritable coureur de haies. Un guépard sous amphés.


Au moment où l'asiate m'annonça mon temps de passage à mi-parcours, les chasse d'eau des deux-mille-neuf-cents chambres de l'hôtel se mirent soudainement à vrombir d'un commun accord pour engloutir toute la merde accumulée depuis 1981 et l'inauguration du bâtiment.


Et au milieu de cette piété sanitaire, les serveurs criaient à l'unisson «Carl Bolt !», «Carl Bolt !», «Carl Bolt !», et moi de maintenir la cadence en les saluant de profil; et dans cette ruée folle, les bras bien coordonnées mais la tête un brin penchée sur la droite, reproduisant, par cette course cathartique, la même foulée que celle que j'avais déployée en pleine forêt de Fontainebleau lorsque, la nuit tombée, l'équipe des Ptit's Loups et les trois moniteurs du centre aéré étaient remonté dans le car, oubliant au passage, après la cérémonie du podium, leur vainqueur du jour; par cette même tronche inquiète qui se dandinait déjà gamin, par l'entremise de giclements répétés, je remplissais de mon liquide rouge les verres en cristal de ces dames en folie.


Et dans une même communion, au fond de la salle, à cheval sur deux tables, le directeur du restaurant bondissait à pieds joints et soufflait comme un gosse dans une vuvuzela en bronze. Et Martin Luther King de se lever et de mimer la main sur le cœur son rêve de la veille, Andy Warhol de croquer à même la nappe un pigeon multicolore, Ted Bundy de ramper couteau à la main vers la serveuse du bar.


Tour de trois-cent mètres puissamment ancrée, curieusement tranquille. Lâchement tranquille, en fait. Il y a du mito dans l'air. Trois-cents mètres de duperie, trois-cents mètres de leurre; seuls quatre-vingt-sept étages de trois mètres quarante flottent indépendants les uns des autres dans ce ciel américain. Mais voilà, par couardise, on les superpose. C'est cela, tu es une mito. Tu te pares sans-gêne d'un bloc homogène. Babel de la névrose. Redescends. Tu fais trois mètres quarante sur trois mètres quarante sur trois mètres quarante, d'incertitude et de fragilité.


Arrivé avec fracas dans les cuisines, manquant au passage de démolir une des deux portes à battants de cette tambouille intra-muros, je découvris un calme de cathédrale, un silence olympien. On avait soudainement appuyé sur mute en plein générique de fin d'un film bollywoodien. Puisqu'il m'était déjà arrivé de faire la plonge dans un restaurant portugais de Claye-Souilly, par déontologie, je me mis au diapason et me tus aussitôt. C'est donc les lèvres pincées que je reprenais mon souffle et traversais docilement un long couloir bordé de casseroles, marmites et autres passoires. Au bout de cette ligne droite, une douzaine de cuistots d'origines inégales étaient rassemblés en cercle. Ils faisaient grève.


A la cantonade, je leur proposai donc poliment un bonjour en français, et ils me répondirent un merci en français. Le regard plein de reconnaissance et mouillé de nostalgie, ils se donnaient la main en se tenant debout autour d'une plaque de cuisson vitrocéramique sur laquelle un brave homard rendait l'âme dans une eau bouillante. A voix basse, gravement, ils revendiquaient leur droit de servir autre chose que du vegan à leurs clients.


Deux heures du mat'. La lune renonce à m'éclairer davantage. Pourquoi ne pas m'étendre gentiment sur le sol de ce toit à jamais figé ? Et de garder l'œil ouvert et inflexible sur ces jambes insoumises et tremblantes. Des fois que. Ce n'est pas tant le fait de s'habituer à tout mais bien l'amère conclusion de ne s'enraciner en rien.


Alors que je passais discrètement derrière l'afro-américain de la bande, le homard me fit un signe de pinces depuis sa marmite fumante. Afin de comprendre la signification de ce geste, je tentai de m'approcher au plus près de lui en jouant quelque peu des coudes avec un mexicain délavé. Mais l'afro-américain qui empoignait avec ferveur la main de son collègue mexicain ne l'entendit pas de cette oreille, et tourna furieusement sa tête vers moi pour considérer mon crâne humide. Il lâcha alors la main de son partenaire pour me barrer la route et me pincer le téton. Comme le pincement était réussi et que du rouge sortit formidablement de mon sein droit, je le remerciai en anglais pour la bienveillance qu'il témoignait à l'égard de mon demi-scalp et de cette volonté généreuse de consentir à harmoniser les douleurs physiques d'un inconnu.


Cette confrérie était décidément géniale; tout en me maintenant à une distance respectable du cercle, le mexicain, qui avait cette double casquette d'être aussi le rase-mottes du groupe, m'offrit par-dessus son épaule gauche la possibilité de garder un œil sur le homard.


Au profit d'un rouge-orangé fade et conventionnel, celui-ci perdait peu à peu de sa belle carapace bleu marine, de sorte qu'il me devenait difficile de l'observer convenablement.


Cependant, derrière les trois cuistos Sikh, Wasp et Portoricain qui me faisaient face, un formidable frigo en inox réfléchissait de manière disproportionnée l'image pathétique du crustacé bicolore.


De ses pinces déchiquetées, il me montrait cahin-caha depuis dix bonnes minutes la direction d'une issue de secours; et mourut.


«Le sang du homard est transparent, il devient bleu au contact de l'air, annonça doucement le Sikh à ses confrères en larmes.
Je quittai discrètement la troupe et me rendis à cette issue de secours.


Elle menait sur le toit.

 

                                                                                                                                                                                   Jérémy Séroussi

2 janvier 2019

Ava

                         

                     Ava 

 

Ava est une petite fille de 10 ans.
Chaque semaine, elle interroge son petit monde et le monde qui l'entoure avec ses yeux d'enfant. Malicieuse, sensible et rêveuse, elle est élevée à Paris par ses grands-parents.

 

Épisode 1Au commencement ...

 

Moi c'est Ava. J'ai dix ans depuis hier. Dix c'est un nombre, je viens de l'apprendre avec la maîtresse. Le zéro, le un, le deux, le trois, le quatre, le cinq, le six aussi, le sept, le huit et même le neuf, tout ça ce sont des chiffres.

 

A partir de dix ce sont des nombres. Il faut le savoir. C'est important. Par exemple, 26, 55, 120 ce sont des nombres. Je suis donc un nombre depuis hier. Il me reste deux ans avant de faire ma Bat Mitzvah. J'ai tellement hâte ! Ça va être génial ! Même si deux c'est seulement un chiffre, je trouve que ça fait long deux ans à attendre.

J'ai déjà fait les cartes d'invitation pour mes sept meilleures copines, des cartes d'invitation pour tous mes cousins et mes cousines, et bien sûr j'ai fait une carte d'invitation pour Ezra. Pour celle d'Ezra j'ai fait un dessin. J'ai dessiné le soleil, la mer, trois petits poissons oranges et trois cœurs roses cachés dans le ventre des poissons. J'aime bien les poissons : ça avance tout le temps, sans faire de bruit. Ezra c'est mon amoureux.

Mais lui il ne le sait pas que c'est mon amoureux, je lui ai pas encore dit. Je lui dirai quand il arrêtera de jouer au foot à la récré avec les autres garçons de la classe. Mais là il exagère quand même ! Peut-être qu'il a un problème et qu'il est obligé de courir tout le temps ? Mais alors dans ce cas là il pourrait très bien courir après moi et pas après un ballon jaune !

C'est même pas une question de couleur, parce que moi aussi j'adore le jaune. En plus ce ballon, ils sont plusieurs à vouloir l'attraper, tandis que moi je suis toute seule et que je roule même pas. Je pourrais essayer de rouler mais qui me dit que ce ne sera pas l'autre imbécile de Benjamin qui arrivera le premier sur moi ? Hier mamie m'a dit qu'un jour à force de rouler le ballon finirait par se dégonfler, et que c'est ce jour-là qu'Ezra me regardera.

J'ai pas voulu lui faire de la peine à mamie, surtout qu'en ce moment elle est angoissée, mais moi j'ai peur que ce jour-là ce soit moi qui me dégonfle... Mamie est angoissée depuis deux mois parce qu'Alain Finkielkraut a dit à la radio qu'il était angoissé pour la France. Elle parle tout le temps d'Alain Finkielkraut et ça énerve beaucoup papi. Lui il dit que mamie aime ce monsieur juste parce qu'il est Ashkénaze comme elle et que s'il n'avait été qu'un petit Tune comme lui, elle ne l'aurait même pas regardé.

La semaine dernière il a même claqué la porte de la salle à manger en hurlant «nul n'est prophète en son pays». J'ai sursauté mais mamie s'est alors mise à rire en me faisant un clin d’œil, puis a commencé à fredonner «les filles de mon pays». Sont bizarres parfois les adultes... Bon j'avoue que moi aussi je l'aime beaucoup ce monsieur. Je vais vous expliquer pourquoi. Quand j'avais sept ans, mamie m'avait fait faire un exercice pour m'autoriser à aller dormir chez ma copine Clara. Il fallait alors que j'épelle toutes les lettres du nom de ce philosophe ! Elle m'avait accordé un seul joker.

Plus d'une seule erreur et je pouvais dire adieu à ma soirée pyjama. Une fois la consigne donnée, je me souviens que mamie avait alors baissé la tête et m'avait regardé avec ses petits yeux ronds tout bleus. Ses lunettes avaient glissé jusqu'à l'arrondi de son nez. Elle m'avait regardée si fort dans les yeux que j'avais dû utiliser mon joker dès la première lettre ... Mes mains étaient alors devenues toutes moites et ma respiration s'était accélérée.

En fait, comme il s'agissait d'un monsieur intelligent, j'avais pensé que le son F du début de son nom se faisait avec les lettres P et H comme dans le mot dauphin. Je me souviens que mamie avait eu un petit rire à cette explication mais moi cette première erreur ne m'avait pas du tout fait rire et j'étais devenue toute rouge.

Mais heureusement pour moi, la suite de ce nom avait été parfaitement épelée et au final j'avais pu dormir chez ma copine. En arrivant chez Clara, j'avais d'ailleurs raconté l'exercice à sa maman et celle-ci avait trouvé l'idée fabuleuse quoique un peu difficile, un simple Levinas aurait fait l'affaire. Je me demande souvent avant de dormir où peuvent bien se trouver papamaman. Au paradis m'avait répondu mamie, au Gan Eden m'avait répondu la maîtresse de CP.

J'avais répondu d'accord à chacune d'entre elle. Sans poser d'autres questions. Si c'est vraiment vrai, j'espère seulement qu'il y a assez de place là-bas pour que papamaman ne soient pas séparés. Après tout, ils sont partis ensemble. J'espère qu'ils peuvent s'asseoir l'un à côté de l'autre parce qu'ils aimaient s'asseoir l'un à côté de l'autre sur le grand canapé gris du salon.

Je pense que c'est important d'être assis avec une personne qu'on connaît quand on reste longtemps à la même place et que ça commence à faire mal aux fesses. En tous les cas, mon tonton m'a assurée qu'au paradis tous les piétons sautent au dessus des voitures comme Mario Bross saute au dessus du danger. Il est drôle tonton Dan et je l'aime beaucoup, il me raconte un tas d'histoires. C'est le frère de maman et le fils de papi et de mamie.

Il vient parfois dîner le vendredi soir à la maison avec nous. Shabbat dernier, papi a crié sur lui en disant qu'il n'était qu'un petit gauchiste comme on en trouve dans chaque café de Paris. Mamie s'est alors mêlée à la discussion et a demandé à papi d'une voix calme où se trouvait son cœur.

Et moi pendant ce temps-là, j'ai discrètement conseillé à tonton Dan de s’asseoir à la droite de papi la prochaine fois qu'il viendrait dîner avec nous.

Mamie me dit souvent que je me peigne comme maman se peignait, avec les sourcils qui froncent et la bouche entre-ouverte. Papi me dit que j'ai le même sourire que papa. Il me dit aussi que c'est important que je garde tout le temps le sourire, parce que quand je souris c'est comme si c'est papa qui souriait avec moi.

Parfois je souris tellement que les gens en face de moi finissent par sourire aussi. Peut-être qu'ils se souviennent qu'ils avaient eux aussi un papa. Depuis hier, j'ai bien compris que papamaman aussi c'était des nombres. Mais, quand même, moi je trouve que c'était des petits nombres. Et ils me manquent beaucoup. Et je les retrouverai. Et je serai bien coiffée, j'aurai une jupe jaune et je sourirai.

 

Épisode 2 : Pourim

 

Ce week-end c'était Pourim. C'était même Pourim tout le week-end ! Du vendredi matin à l'école jusqu'au dimanche après-midi à la fête des enfants au premier étage de la synagogue.

C'était incroyable ! J'aimerais tellement que Pourim ce soit tous les jours de la vie...

Cette année, mamie s'est déguisée en astronaute. Du coup, papi s'est déguisé en plongeur. Le rabbin a mis comme à chaque fois sa perruque blonde avec ses longues tresses. C'est génial Pourim, tout le monde devient ce qu'il a toujours eu envie d'être. Tonton Dan, lui, s'est déguisé en Capitaine Alfred Dreyfus.

Mais il faut que je vous dise un truc à propos du déguisement de tonton Dan. Quand il est entré dans le grand hall de la synagogue, un vieux petit monsieur s'est planté juste devant lui et s'est alors mis à fixer fixement sa fausse petite moustache et son faux chapeau militaire. Puis ce même vieux petit monsieur s'est alors mis à engueuler tonton, à le traiter de provocateur, et même à le bousculer.

C'est à ce moment-là que j'ai eu un très peur pour tonton ... Il est si maigre ...
Mais lui tonton, il a ri, et il a trouvé que c'était cocasse de confondre un simple Capitaine avec un Chancelier. Et puis il est parti.

Si c'est juste cocasse, alors tant mieux mon tonton ...

Mais je dois aussi vous avouer quelque chose d'autre : à la synagogue, certaines personnes n'étaient pas du tout déguisées ... Au début, je ne comprenais pas. Je regardais tout le temps ces personnes et ça me perturbait beaucoup. Puis sur le chemin du retour, mamie m'a donné la raison. Donc je vais vous la confier à vous aussi : en fait ces personnes, elles n'imaginent pas qu'on puisse être quelqu'un d'autre. Elles ne savent pas que dans la vie on a la possibilité de changer. Au moins une fois.

En tout cas, moi, j'étais déguisée ! J'étais déguisée en maman, comme chaque année.

Mais cette fois-ci, j'ai vraiment dû supplier mamie pour me déguiser en maman. J'ai même dû refuser plusieurs fois son strudel pour lui faire comprendre que moi ça me faisait vraiment de la peine de pas me déguiser en maman comme les autres années. Le coup du strudel c'était la première fois que je le tentais. Il ne me reste maintenant plus que le gefilte fish. Mais pour ça, je n'aurai vraiment pas besoin de me forcer.

Lorsque mamie a enfin accepté, je suis montée en courant dans le grenier et j'ai tiré le grand album photo de papamaman. Puis j'ai regardé l'album et j'ai opté pour la photo avec la robe vert-foncé, celle où maman est de profil et qu'elle regarde la mer sur le balcon d'un hôtel des Sables d'Olonne.

Quand le fameux samedi soir est enfin arrivé, papi et mamie m'ont chacun donné une main, et entre cette vieille cosmonaute et ce vieux plongeur, je me suis alors mise à voler sur le chemin de la synagogue dans ma petite robe vert-foncé.

 

Il faut savoir que mamie, elle adore la fête de Pourim pour deux raisons. D'abord parce que le personnage principal de cette fête est une femme, qui s'appelle Esther. Ensuite parce que c'est un des seuls jours où les femmes sont aussi proches des hommes dans la synagogue.

Il y a juste l'allée centrale qui les sépare.

Tonton aussi adore beaucoup Pourim. C'est un des seuls jours dans la synagogue où les hommes sont aussi proches des femmes.

D'ailleurs, tonton me dit parfois le vendredi soir au creux de mon oreille qu'un jour cette allée centrale c'est lui qui sera dessus et qu'à ses côtés se trouvera une femme, et qu'elle sera aussi belle que la lune, et aussi rare qu'une tortue luth.

C'est pour ça que samedi, avant de commencer la Méguila, je lui ai rappelé tout doucement, en lui chuchotant tout bas, de ne pas s'en faire. Je lui ai dit qu'à Pourim il était question de miracle, et que pour la lune il y avait enfin une cosmonaute pour aller la chercher, et que pour la tortue luth il y avait enfin un plongeur pour aller la trouver...

Enfin voilà, tout ça pour vous dire que la lecture de la Méguila a été magnifique ! J'étais sur les genoux de papi. Il y avait Alfred Dreyfus à notre droite et Lucky Luke à notre gauche.

Dès que le rabbin se mettait à prononcer tout haut le nom d'Aman, papi libérait son Parkinson et s'amusait à taper très fort sur le sol avec ses chaussures en cuir. Du coup, à chaque Aman qui retentissait, moi je voltigeais sur les genoux de papi.
Lucky Luke avait beau avoir son pistolet noir, c'est moi qui avais le cheval !

Comme chaque année, tonton Dan s'est amusé à faire un bruit différent pour chaque nouveau Aman qu'il entendait. Mais au dernier Aman, il ne savait tellement plus où il devait taper ou bien ce qu'il devait faire comme bruitage avec sa bouche, qu'il s'est mis lui-même tout seul une énorme claque sur la tête. Là il me semble que papi n'était pas content parce que je l'ai entendu dire quelque chose en arabe.

A un moment donné, en plein milieu de la prière, Astérix, qui était juste derrière nous, a crié très fort le mot «Hamon» au moment même où le rabbin allait dire Aman. Toutes les premières rangées se sont alors mises à rire, sauf Tonton Dan qui a trouvé ça stupide et vraiment peu citoyen.

A un autre moment donné, au moment où le rabbin finissait de lire la Méguila, un garçon s'est mis à dire tout haut que finalement cette histoire de Pourim c'était un peu comme le Barcelone/PSG de cette semaine : Paris qui se voyait déjà qualifié et qui se retrouve finalement pendu. Mais à ce moment-là, c'est carrément le rabbin lui même qui s'est retourné et qui lui a fait les gros yeux. On est quand même dans une synagogue, on est à Paris, faut pas pousser.

Quoiqu'il en soit, ça restera pour moi un week-end magique... Ça c'est sûr et certain.

Mais lundi n'a pas été du tout une bonne journée pour moi. J'étais tellement encore dans la fête de Pourim que lorsque la maîtresse a fait l'appel et a prononcé le prénom de cet idiot de Benjamin, j'ai tapé très fort le sol avec mes pieds ...

Pourtant cette honte, c'est rien du tout par rapport à la feuille que j'ai trouvée l'après-midi dans le casier d'Ezra. Je n'aurais jamais dû fouiller dans les affaires d'Ezra, ça ne se fait pas et ça m'apprendra...

 

Mais voilà. Il a écrit une jolie poésie sur l'école, sur les billes, sur Cécile. Il est amoureux de Cécile.

 

L'école, les billes, Cécile

 

La cloche vient de sonner : vite en rang deux par deux ! 
Bousculé de partout, je perds de vue Cécile,
Mon papa dit souvent que l'école est un jeu,
Où gagne celui qui sait que dix fois cent font mille.

J'aime l'odeur de la classe, j'aime beaucoup mon voisin, 
J'espère qu'il pense comme moi, que nous sommes bon copains, 
Aujourd'hui il y a plus de garçon que de filles,
A nous la grande cour, on pourra jouer aux billes !

Maîtresse doit-être heureuse : elle fait ses traits en jaune, 
Existe-t-il des craies de toutes les couleurs ?
Je sais placer la Seine, j'ai du mal pour le Rhône, 
Benjamin y arrive et cela me fait peur.

Une nuit j'ai rêvé d'une dictée à l'envers,
Pour me corriger il fallait deux stylos verts,
Je regarde au dehors, il pleut sur les jonquilles,
Je déteste le préau : on n'y sort pas les billes !

C’est vrai que pour aller en classe supérieure, 
Aucune matière ne peut être négligée ?
L'Histoire à mon avis mériterait bien plus d'heures, 
Ainsi chaque élève aurait la sienne à livrer.

Mardi la belle Cécile m'a fait un sourire rare,
Je venais d'la sauver d'un insecte qui pique,
"Il faut être méritant pour connaître la gloire !" 
Merci m'sieur l'directeur pour cette phrase poétique.

Tiens, onze heures sur l'horloge, la leçon de français 
Va sortir de nos têtes durant de longues minutes,
Le temps pourrait gâcher la fête, la récré, 
J'entonne pour le soleil un morceau à la flûte.

 

Cette semaine j'ai appris : les multiplications,
A attendre pour manger que chacun soit servi, 
Qu'il fallait être fort pour battre Napoléon,
Et plein de choses encore pour commencer sa vie.

Oh ! Voici le soleil aux rayons de vanille,
La maîtresse nous libère, ravie pour ses loulous, 
Tant pis si c'est pas sec, on mouillera nos genoux,
J'entends déjà au loin le roulement de ma bille.

 

Épisode 3 : Les élections

 

Depuis quelques jours, je suis très embêtée : je sais pas encore pour qui je vais voter ! Alors oui, je sais, Ava, on ne vote pas quand on a dix ans. Ava, c'est interdit par le règlement. Ce n'est pas un jeu d'enfant, Ava.
Tout ça je le sais, et mon prénom aussi je le sais.
J'ai compris que j'ai pas le droit de voter à cause de mes dix ans. J'ai bien compris que j'aurai le droit de voter seulement à partir du moment où je m’assiérai sur la grande chaise du salon et que mes pieds toucheront enfin la belle moquette marron.

 C'est mamie qui m'a dit ça une fois :

«On perd toute innocence, on perçoit la misère,
lorsque soudain assis nos pieds épousent la Terre
».

Mais moi, mamie c'est pas la Terre que je veux épouser...

Enfin quoiqu'il en soit, elle m'a assurée que le test de la chaise était un passage obligé dans une vie d'enfant. Que c'est seulement à partir de cet instant, au moment où en position assise nos pieds touchent enfin le sol, que la Terre se met à écouter chacun de nos pas.

Que c'est à ce moment-là que la Terre écoute attentivement notre marche jusqu'aux dix derniers pas que l'on fera dans notre vie. Mamie m'a aussi dit que ces dix derniers pas seront, eux, légers comme du coton et brûlants comme le volcan. Elle doit en avoir de grandes oreilles, dis-donc, la Terre, pour écouter toutes les marches de toutes les grandes personnes jusqu'aux dix derniers pas.

En tout cas, il y a une chose que je viens de comprendre toute seule. Je viens de comprendre que c'est pour cette raison que les femmes n'avaient pas le droit de voter pendant longtemps : il fallait qu'elles grandissent encore de quelques centimètres ! Qu'elles réussissent le test de la chaise !

Voilà pourquoi, depuis qu'elles ont grandi, elles peuvent voter et même se présenter pour devenir Présidente de la République Française de France. D'ailleurs, peut-être que la madame aux cheveux jaunes qui se présente cette année aux élections a aussi dû attendre longtemps avant que son papa lui fasse faire le test de la chaise. Il faudrait lui demander. Ou demander à son papa.

Bref, même si mes jambes se balancent toujours quand je suis assise sur la grande chaise du salon, et que j'ai toujours la trouille de faire du vélo sur la pente du garage, je pense que j'ai tout à fait le droit de voter dans ma tête.

Les grandes personnes se cachent bien derrière un rideau pour voter alors pourquoi, nous les enfants, on aurait pas au moins le droit de voter dans la tête. Je pense d'ailleurs que c'est important de voter dans la tête avant de se rendre à l'isoloir.

C'est pour ça que j'ai voulu regarder le débat politique de lundi soir dernier. Pour comprendre pourquoi c'est si important de choisir un monsieur plutôt qu'un autre monsieur. Une madame plutôt qu'un autre monsieur. Je vais vous expliquer comment j'ai fait pour regarder ce débat. Mais pas un mot là-dessus, d'accord ? Je vous fais confiance depuis quelques temps... Il faut comprendre que ça ferait trop de la peine à toute la famille d'apprendre que je suis déjà assez grande pour mentir un peu mais toujours trop petite pour voter.

Voilà, c'était fastoche : après avoir dit bonne nuit à papi et à mamie, après avoir fait un gros bisou à papi et un gros câlin à mamie, je me suis mise à compter dans ma tête vingt-cinq vaches rousses qui broutaient dans l'herbe, puis je suis redescendue tout doucement en cachette sur la pointe des pieds, puis je me suis installée sur la troisième marche de l'escalier.

Cette troisième marche, c'était pile la marche qu'il fallait pour apercevoir entièrement la grosse télé du salon sans être vue de personne. Je m'étais mise sur la deuxième marche l'année dernière pour regarder Amir à l'Eurovision. Mais malheureusement ça s'était très mal fini pour moi : je m'étais fait captée par papi parce que j'avais fait «Youhouhouhouh» tout fort sans m'en rendre compte au moment où Amir faisait son refrain !

J'avais alors été privée de télé pendant un mois... Depuis ce jour, dès que je prends l'escalier, je passe directement de la première marche à la troisième marche.

Ah oui, le débat, excusez-moi !

Désolée, quand je pense à Amir j'oublie tout, j'oublie même Ezra ...
C'est peut-être finalement ça qui fera qu'on ne finira sans doute jamais ensemble Ezra et moi : moi qui pense trop à Amir et lui qui pense trop à Cécile.

Donc, voilà. Papi était installé dans son gros fauteuil et je le voyais de profil.

Mamie était sur son petit fauteuil et je la voyais de côté. Et tonton, qui avait dû arriver à la maison au moment où je décomptais mes vaches rousses, était assis en tailleur juste devant la télévision. J'avais l'impression que c'était lui qui allait passer à la télévision tellement papi et mamie le regardaient avec de grands yeux.

Sa tête était relevée tout haut, et il balançait en avant et en arrière son petit dos tout maigre. On aurait dit un serpent qui cherche un ami dans un désert de sable. Papi avait mis une cravate noire et une belle chemise blanche. Mais il avait gardé son pantalon beige tout tâché.

Le débat a débuté.

Mais cette fois-ci ce n'était pas comme pour l'Eurovision. Cette fois-ci, je n'arrivais pas à bien comprendre ce que la télévision racontait. Je voyais les images, j'entendais quelques applaudissements de tonton, mais quand les messieurs ou la madame parlaient, je ne saisissais pas bien ce que ces grandes personnes voulaient dire. Est-ce que c'était parce qu'ils ne chantaient pas ? Est-ce que c'était parce que leurs mots étaient trop compliqués et qu'on aurait dit du théâtre ?

En fait, j'entendais comme un petit bruit au loin. Comme un petit son qui était en train de me bercer petit à petit. Et ce petit bruit au loin m'a fait revenir dans ma maison de Chelles. Tout doucement.

Et je me retrouve avec papamaman. Je mange des pâtes à la sauce tomate avec eux. Et nous entendons un long train de marchandises qui roule à toute vitesse, et qui vient de la gare, et qui repasse toutes les heures, et qui repasse toutes les heures dans cette petite gare, cette gare qui n'est pas très loin de ma maison de Chelles.

 

 

Épisode 4 : La photo de classe

 

Ça faisait un mois que c'était marqué dans le carnet … Un mois que papi avait signé ce mot du carnet avec un stylo vert. Et que mamie avait engueulé papi parce que papi, lui, avec cette signature verte, il manquait complètement de respect à l’École de la République.

En tout cas, moi, cette histoire de stylo vert je m'en fichais royalement. D'ailleurs, je ne savais même pas qui était ce monsieur ou cette madame République. Ce devait encore être une vieille connaissance de mamie. Un ami qui pouvait se vexer à cause d'une histoire de couleur...

Enfin voilà, tout ça c'est pas grave parce que le fameux jour est enfin arrivé : ce matin on a eu la photo de classe ! La photo de classe, avec toute la classe ! Vous savez peut-être pas, mais la photo de classe c'est mon quatrième jour préféré ! Après la rentrée, le1er avril, et la fête de Hanoucca.

N'empêche, même si je l'aime, c'est vraiment trop bizarre une photo de classe. En fait, je sais que c'est important, je le comprends, mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi je trouve ça important. Parce qu'en vrai, normalement une photo c'est fait pour la mettre sur internet. Pas vrai ? Une photo ça sert à montrer à ses amis d'internet comme la mer derrière nous est bleue, comme la gaufre que nous mangeons est bonne...

Mais pour la photo de classe j'ai l'impression que c'est différent. On dirait autre chose. Mais je suis désolée, je n'arrive pas bien à l'expliquer...

 

photo de classe de Ava

 

Papi, lui, il m'a expliqué que la photo de classe ce n'était pas utile tout de suite mais que ça le devenait plus tard, une fois qu'on devenait adulte. Il m'a dit que quand on devient un adulte, peu importe l'endroit où l'on se trouve, l'important c'est de coller sur les murs de sa chambre toutes les photos de classe qu'on a eu. Pour que cette chambre d'un seul coup ça redevienne une école.

Mamie, elle, elle m'a expliqué que la photo de classe ça servait à montrer à toute la famille comment chaque année on arrive à rattraper petit à petit la maîtresse en taille. Puis, elle m'a aussi expliqué que la maîtresse arrête de travailler le jour où le plus petit de ses élèves arrive à faire la même taille qu'elle.

Enfin, quoiqu'il en soit, ce matin ça a débuté comme ça : une personne a frappé à la porte au moment où c'était moi qui étais au tableau. Je devais faire la table de 9. J'étais en train de faire la question 9x8 quand, tout à coup, je vois un petit monsieur qui pousse la porte très fort. Et là, grâce à son petit béret jaune, je le reconnais tout de suite ce petit monsieur : c'était Señor Denis !

Señor Denis c'est le photographe qui vient chaque année pour nous prendre en photo. Il a un gros appareil autour du cou, il a une grosse moustache, il est petit et gentil, et il rigole tout le temps. Il rigole chaque année Señor Denis, mais en fait son vrai prénom c'est Denis. Denis tout court. Mais lui il veut toujours qu'on dise Señor Denis en faisant très très attention à bien rouler le «R» de son prénom. L'année dernière, je l'avais même vu faire un clin d’œil à la maîtresse après qu'il nous ait raconté que ce «R» prenait sa source dans les deux «R» de sa belle méditerranée.

Il est vraiment trop rigolo Señor Denis, tout le monde l'aime bien ici.

Quand il est entré dans la classe, il a d'abord enlevé son petit béret jaune, puis il a fait un grand coucou à tous les élèves. C'est seulement après qu'il a regardé la maîtresse et qu'il lui a fait un bisou à distance avec le bout de ses doigts. Puis, il s'est assis au premier rang à côté d'Ethel.

Et c'est là que tout a basculé pour moi...

Señor Denis m'écoutait réfléchir depuis plusieurs secondes sur la question 9x8 quand tout à coup il a levé son bras et a dit tout haut :

  • Écoute pequeña, si tu trouves la réponse de cet idiot de 9x8, c'est toi cette année qui choisiras le thème de la photo surprise !

La photo surprise c'est celle qu'on fait juste après la photo de classe. C'est celle où on a le droit de faire des grimaces ! De mettre sa casquette à l'envers ! De faire des oreilles de lapin à son voisin !Tonton m'a même avoué un jour qu'il avait fait exprès de redoubler son CM1 juste pour avoir une chance de plus de pouvoir choisir le thème de la photo surprise.

    • Oh vraiment Señor Denis ? Le thème de la photo surprise, vous êtes sûr et certain ?
      Euh … alors 72 Señorrrrrrrrrr Denis ! Oui, 72 !

Señor Denis m'a alors fait un grand sourire. Puis il m'a dit devant tout le monde de prendre le temps de bien réfléchir au thème de le photo surprise. Il m'a dit qu'être pas sérieux c'était une grande responsabilité. Et que l'inverse ne l'était pas.

Nous sommes ensuite sortis de la classe en faisant plein de bruits. Les garçons couraient vers la cour, Benjamin marchait derrière eux à quatre pattes, et les filles venaient me voir pour me donner des idées sur la photo surprise. Surtout mes copine Romie et Léa... Elles, elles n'arrêtaient pas de me parler !

Seuls derrière nous, la maîtresse et Señor Denis se tenaient en rang deux par deux.

Quand nous sommes arrivés dans la cour, une rangée de chaise était déjà installée. Señor Denis nous a alors tous placés. Il nous a placés comme d'habitude, c'est à dire selon la taille que nous faisons chacun en mètre. Moi, pour la première fois de toute ma vie, je me suis retrouvée au deuxième rang... Enfin j'allais être debout pour une photo de classe !

Devant moi, étaient assis sur une chaise les élèves les plus petits.

Une chaise, pfff...

Comme si Paul, Lily, Aaron, Cécile et Léa n'étaient pas déjà assez petits comme ça !

Bref, c'est à ce moment-là, une fois qu'on était tous bien installés, que Señor Denis a pris son gros appareil photo et qu'il s'est mis à faire le décompte.

5,4,3...

Au moment où il a dit 0, nous avons tous criés super fort : SEÑOR DENIIIIIIIIS !

Voilà. La vraie photo de classe venait de se terminer et maintenant ça allait être à mon tour...

Les élèves et la maîtresse se sont tous tournés vers moi. Señor Denis ne souriait plus, il me regardait fixement comme un hibou. Alors j'ai regardé la maîtresse et je me suis lancée. Et je leur ai dit à tous, droit dans leurs yeux à tous, que moi mon thème pour la photo surprise, c'était qu'il fallait que chaque élève de la classe choisisse un autre élève de la classe et qu'il le regarde dans les yeux. Je leur ai dit que pour cette photo surprise on avait pas le droit de regarder l'appareil photo. Qu'on devait seulement regarder un autre élève. Celui qu'on voulait...

  • (Benjamin) C'est tout ? Mais c'est nul comme idée !

  • (Señor Denis) Pourquoi tu dis ça, toi ? Tu as peur que personne ne te regarde ? Bravo pequeña, moi je trouve l'idée excellente ! Ça va faire une photo pleine d'emoción !

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10,9,8 : Je tourne ma tête vers Ezra et je le regarde

7,6 : Ezra tourne la tête vers moi et il me regarde

5, 4 : Cécile sur sa chaise lève la tête et regarde Ezra

3, 2 : Ezra baisse la tête et regarde Cécile

1 : Je me remets face à l'appareil

0 : Je lève les yeux au ciel

 

 

Épisode 5 : La photo de classe

 

 

Tonton Dan est parti.
Il s'est disputé avec papi, et puis il est parti.

Je suis dégoûtée. Et je suis triste. Ça fait maintenant plus d'un mois que je ne l'ai pas revu dans la maison de chez nous. Ça fait donc plus de quatre semaines. Plus de vingt-huit jours. Plus de... ? Bref, je demanderai à la maîtresse mais ça doit bien faire des centaines d'heures que tonton Dan n'est pas venu nous rendre visite !

Il nous a juste envoyé une lettre avant-hier. On dirait un poème, une sorte de petit texte où il parle de son anniversaire, de ses trente ans qu'il aura bientôt. J'ai pas bien compris ce qu'il voulait dire. Mais s'il a mis un peu de rose dans son texte c'est que ça doit aller un petit peu mieux pour lui. On dirait d'ailleurs que papi et mamie ça leur a fait du bien de recevoir cette étrange lettre. Même si mamie n'a pas souhaité la relire et que papi n'en parle plus.

Aujourd'hui j'ai trente ans

Aujourd'hui. J'ai trente ans.
C'est drôle mon œil n'a pas changé
Cette bouche ...
Sourit moins
Moi ?
Non elle. Ne vois-tu pas le T ?
T con quand t'as trente ans
Fais un premier bilan
En pleine mer agiT ?
Rabat-joie ...
-----------------------------
En coin, la glace ment
Cocasse ...
Quoi ?
La même taille qu'avant ...
Ah ...
L'âge d'être père
Celui de le perdre
Phèdre ?
Non, plus réaliste
Hum ... convoque un spécialiste ... 
Triste
Ils le sont tous !
Hein ?
J'en ai la frousse
Triste syntaxe ...
Envoie par fax
Alzheimer ?
Tu me fais peur !
---------------------
Tu es toujours là ?
Oui puisque T là
J'ai vu six spécialistes
(T'as le bonjour des survivants)
M'en cogne d'eux, as-tu trente ans ?
J'ai bien trente ans, voici la liste :
Le Philosophe ?
Un moindre mal
Le Complotiste ?
La vie te ment
Mon Avocat ?
Peine maximale
Monsieur Jésus ?
Plus que trois ans
Club des 27 ?
Trois ans qu'on chiale
Pour les Parents ?
Il est grand temps

--------------------
Je n't'entends plus ...
Mais moi non plus
Tu corrobores ... ?
Absolument
Oui mais encore ... ?
Aime ces trente ans
Et moi tu m'aimes ... ?
Attends dix ans
---------------------
Et moi tu m'aimes ... ?
Depuis trente ans

 

Dan

 

Pfff, toute cette dispute, toute cette absence, tout ce poème à cause des élections pour devenir président ! Oui, tout ça c'est de la faute des élections présidentielles de France. Attention, c'est pas tonton Dan qui se présentait pour devenir président, hein ! Il a déjà un travail. Non, c'était la dame blonde avec son drôle de sourire. Elle était en finale contre le Tintin aux yeux bleus. Il faut savoir que c'est bien ce dimanche-là, celui du deuxième tour, que tonton Dan et papi se sont disputés très fort. Si fort que la voisine d'en face qui ne dit jamais bonjour s'est mise sur son balcon et nous a dit bonjour, à mamie et à moi.

C'était dommage tout ça, tout ce bruit, parce que au début ce devait être une jolie journée. Si tous les cinq ans on doit se disputer avec ceux qu'on aime, alors moi je pense qu'il vaudrait mieux élire un président à vie. Comme ça on peut toujours se disputer mais seulement une seule fois. J'ai partagé cette idée à mamie et elle était d'accord avec moi. Elle m'a même dit que dans certains pays c'était ainsi, que là-bas dans certains pays, les gens avaient le droit à une seule grosse dispute et qu'ensuite c'était fini. De toute façon, moi, je parle rarement de politique, ni avec mes copines ni même avec papi et mamie. J'ai dix ans et j'ai d'autres soucis en tête.

 

Bon, je vous explique quand même ce qu'il s'est vraiment passé ce jour-là.

Ce dimanche matin-là c'était enfin le grand jour. On était le matin et papi était sur la terrasse et arrosait les plantes. Nous, avec mamie, on attendait gentiment tonton Dan qui devait arriver à 10h avec les croissants et les bonbons. La télévision était allumée comme chaque dimanche matin sur France 2 pour l'émission Le Jour du Seigneur.

J'étais avec mon pyjama Ballerina et je jouais au Rubik's Cube. J'étais allongée sur la canapé devant la télé et j'essayais de finir la phase jaune de mon Rubik's Cube pendant qu'un petit monsieur barbu faisait la visite d'une très très vieille synagogue. Plus vieille que papi et mamie réunis je pense ! Mamie qui passait l'aspirateur autour de moi depuis de longues minutes arrêta de le passer au moment où la vieille synagogue disparut de l'écran. Une minute après, un reportage sur les Moines Tibétains commença. Mamie bondit alors sur son fauteuil habituel, mit ses grosses lunettes, sourit, et tous les moines sourirent à mamie.

A 10h piles, la sonnerie de la maison sonna et je me précipitais à la porte. C'était mon tonton Dan. Il avait mis une cravate mauve et il tenait entre ses dents un énorme sachet de viennoiseries, et il avait ses belles chaussures vert foncé, et il avait une bouteille de jus d'orange dans la main droite et une bouteille de jus de pomme dans la main gauche.

Papi, mamie, tonton Dan et moi, on se dirigea alors tous les quatre vers la salle à manger pour prendre notre petit-déjeuner. Il faisait beau car un rayon de soleil illuminait le front de mamie. Je posai mon bol de céréales sur mon Rubik's Cube, et je plaçai la phase jaune de mon jeu de telle sorte que toute la famille pouvait admirer mon exploit. Papi trempait son boulou dans son café, mamie regardait le boulou de papi tremper dans son café et tonton Dan parlait beaucoup beaucoup jusqu'à oublier que c'était le petit-déjeuner. Bref, jusque-là tout allait bien ! Et puis ça a dérapé...

  • –  On prend ta voiture ou on prend la mienne, papa ? demanda tonton Dan à papi en lui souriant.
  • –  La mairie n'est pas loin, allons-y à pieds, et puis il fait beau ! répondit mamie à la place de papi comme elle le fait à chaque fois.
  • –  Peu importe, dit papi. Moi de toute façon, j'ai bien réfléchi et je n'irai pas voter cette fois-ci.
  • –  C'est une blague, j'espère !? dit alors tout haut tonton Dan.
  • –  Du tout, répondit papi agacé. Ou alors c'est le même genre de blague que cette cravate mauve.
  • –  Quoi ma cravate mauve ? Écoute, avec tout le respect que je te dois, tu es franchement ridicule, papa. Je me suis pourtant tué à te le rappeler l'autre jour au téléphone pendant une heure : ne pas voter c'est faire le jeu des extrêmes !
  • –  Stop ! Elle perdra l'autre dinde, ne t'inquiète pas pour ça ! Assez parlé maintenant... L'autre est trop jeune pour que je dérange mon arthrose jusqu'à la mairie, et puis je suis désolé mais son regard n'est pas franc. Sache qu'en Tunisie, on regardait d'abord les yeux avant d'ouvrir la bouche !La suite, je ne préfère pas la raconter. Il y a eu du bruit, des mots interdits, des mots en arabe, des mots en yiddish, et beaucoup de Général de Gaulle. Puis, papi est retourné sur la terrasse pour engueuler les plantes et tonton Dan est parti en claquant fort la porte du salon. En passant dans le couloir de l'entrée, il a embrassé le front pâle de mamie qui se trouvait en larmes.

Voilà pour cette triste journée. Papi n'est donc pas allé voter, mamie est allée voter seule, et tonton Dan est parti voter mais n'est jamais revenu.
Ce devait être une jolie matinée, je devais moi aussi me rendre à la mairie pour les accompagner tous les trois. On fait confiance et voilà : ils tiennent jamais leurs promesses...

 

Sinon, à l'école, ces derniers temps il y a eu des hauts et des bas. Ce qui est chouette c'est que je viens d'avoir mon bulletin et que je passe en 6ème largement ! Ce qui est trop cool aussi, c'est qu'Ezra m'a regardé neuf fois cette semaine. Quatre fois rien que pour le mardi matin ! Bon, il faut avouer que j'étais interrogée au tableau à ce moment-là. Mais je me dis qu'il aurait très bien pu regarder la maîtresse ou même son cahier bleu !

Mais il y a autre chose... Vous vous souvenez de ma copine Léa ? Et bien je ne suis plus du tout copine avec elle. On est même plus assise l'une à côté de l'autre. Je ne veux plus jamais que Léa soit ma copine : elle a été dire à plusieurs personnes de la classe et surtout à Ezra que j'avais des poux. Alors que c'est pas vrai du tout et que c'est justement elle qui en a eu. Même que sa mère l'avait confié à mamie au tout début de l'année et que moi je le savais et que par amitié pour elle j'ai rien dit à personne...

Quand même, je me demande pourquoi elle a été raconter ça alors qu'on était les meilleures copines depuis le CE2... J'en ai parlé à Papi et il m'a expliqué qu'il y a des gens qui remettent chez d'autres gens leurs propres défauts et leur propre souffrance. C'est possible que papi ait raison, après tout il connaît bien les gens depuis le temps qu'il en voit.

Depuis cette histoire, la maîtresse a changé tout le monde de place. Du coup, ce qui est bien ce que maintenant je suis juste derrière Ezra ! Léa, elle, est maintenant assise à côté de Benjamin...

Enfin il ne reste plus qu'un mois d'école...

Mais bon, je viens de comprendre qu'un mois ce pouvait être assez long pour ne plus aimer et aimer à nouveau.

 

                                                                                                                                                                                           Jérémy Séroussi

 

 

4 janvier 2018

Le syndrome de la page blanche (en filigrane, hommage à la littérature)

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  Ce n'est pas tant l'angoisse de la page blanche que la crainte que celle-ci ne soit que trop remplie. Griffonnée grossièrement, creuse et maculée d'un style empreint gauchement à Hugo, Flaubert ou Céline, au poète Boris Vian et à son pianocoktail, à la nostalgie de Fournier et à son très Grand Meaulnes, la feuille aurait dû rester délicieusement blanche. Ces mains de géants cités ci-dessus sont percluses de vers depuis bien longtemps, leurs tourments se sont tus, et ce n'est guère par le truchement de nos immondices que ces monstres et du fond et de la forme se retourneront dans leur tombe : les petits auteurs ne dérangent en rien les grands, en se parant de leurs habits, ils les honorent de leur médiocrité. Boileau avait raison, ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. Merci chef pour ce conseil un brin paterne. Je prendrai un oasis tropical, chef. Et si en définitive ce n'était pas un conseil mais seulement une injonction, alors deux fois merci chef-chef. Ça a débuté comme ça, Boileau. Il a dû se dire le matin de ces vingt ans devant BFM Télé, un croissant à la main : je serai Boileau ou rien. Et il est devenu Boileau, le type. Tiens, la page blanche ne l'est déjà plus, la voici chiffonnée, les tournures ampoulées sont raturées, il y a des annotations dans la marge avec un trait barrant la marge pour faire savant fou, Tournesol de la littérature, les adverbes sont entourés d'un trait délicat quand l'auxiliaire être et son cousin l'avoir encadrés de parenthèses à peine esquissées. Tout ici sent l'orfèvrerie, la sueur et les larmes, le souci du détail, le détail d'une histoire aurait dit le gros borgne, une histoire qui présenterait enfin le personnage principal, appelons-le Bob à tout hasard, lequel Bob encore décharné nous mène à la page suivante sans certitude mais dans l'espoir de prendre de l'épaisseur. Bob peut devenir Julien Sorel ou Joseph K., ou rester irrémédiablement Bob. Allons. Vous en conviendrez, le syndrome de la page blanche est un leurre. Demandez à n'importe quel apprenti blogueur du côté de chez canalblog ou d'overblog d'écrire une seule page, thème imposé ou non, telle n'est pas la question. Eh, bien, ce bel-ami de la banalité nous pondra deux mille caractères en autant de minutes qu'il lui en aura fallu pour prendre puis poster sa nouvelle photo de profil facebook, des jonquilles en arrière plan. À nous deux, page blanche s'écrira alors l'écririen avant de commencer, et sa petitesse fera comme une apparition. Selon Georges Clémenceau, en amour, le moment le plus important c'est quand on monte les escaliers. La page blanche est cet escalier. La page blanche terrifie car elle s'inscrit entre deux pages pleines, la précédente sûre et dominatrice et forcément aboutie, la suivante plus blanche que blanche mais fantasmée, car trop lointaine. 

 

Aujourd'hui, la page est morte. 

 

 Jérémy Séroussi

 

Page d'origine blanche, le 04/01/18. 

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